Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/67

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après une vie de labeur, c’était la réalisation que Schiller donnait lui-même à son idée de la poésie nouvelle. Tels drames de Gœthe qui s’achèvent en visions : Götz expirant sur une invocation de la liberté ; et la liberté encore, les semelles sanglantes et les vêtements tachés du sang de la lutte récente, entrant au cachot d’Egmont, sous les traits de Claire, pour lui offrir le laurier éternel, ne sont-ils pas des symboles analogues ? « De la situation la plus vraie et la plus émouvante nous sommes, par un saut périlleux, transportés dans un monde d’opéra, pour apercevoir un rêve. » N’est-ce pas là le monde mélodieux où Nietzsche voudra nous transporter tout de suite et la vision du songe n’en naîtra-t-elle pas d’elle-même ? Les figures wagnériennes sont pour Nietzsche des héros qui entrent dans la gloire du néant, où les appelle l’irrésistible vertige de la mort, après qu’ils ont prodigué leur sang au service d’une grande cause ou d’un grand amour. « Tout ce qui est beau succombe sur la terre » : cet enseignement mélancolique des drames de Schiller[1] est celui que Nietzsche n’oubliera plus.

Il semble bien que toute la pensée de Schiller se disjoigne en deux moitiés éclairées différemment, quand on rapproche des Lettres sur l’Éducation esthétique les traités du Pathétique et Sur le Sublime. Comment est-il possible de soutenir que, pour une intelligence limpide, la nature cesse d’avoir l’aspect d’ « un monstre divin, gouvernant avec la force aveugle d’une bête fauve », s’il est vrai que toutes les belles choses et toutes les belles âmes seront la proie de cette nature brutale ? Il y a

  1. Das griechische Musikdrama, § 22, posth. (IX, 67) : « Der platte und dumme Gervinus hat es als einen seltsamen Fehlgriff von Schiller bezeichnet, dass er dem Schônen der Erde das Loos der Vernichtung zutheile… » — Die Tragœdie und die Freigeisler, § 85, posth. (IX, 114) : « Schiller weist auf die tragische Cultur hin. »