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expie, en se poignardant, les crimes de toute sa race et ses propres crimes, issus de cette fatale hérédité du mal. L’humanité nouvelle sera composée d’hommes libres, et non pas de cette masse grégaire qui se prête aveuglément aux fantaisies des forts.

Ainsi la poésie de Schiller ouvre une perspective sur une humanité à venir ; et ce sera cette œuvre active de foi et d’espérance que Nietzsche estimera le plus en lui[1]. L’humanité essaie de se modeler sur un type entrevu d’abord dans la vision nostalgique d’un artiste. C’est là l’interprétation que Nietzsche fera de la doctrine schillérienne ; et il y est resté fidèle même dans le Zarathustra. Le pathétique noble et monotone de la tragédie de Schiller et de la tragédie française lui paraissait décrire fidèlement cet élan de l’âme, captive d’une réalité dont elle souffre[2]. Toute cette tonalité musicale intérieure qui, chez Schiller, précédait le travail de composition, et d’où surgissaient pour lui, comme d’une buée, les formes plastiques de ses héros, Nietzsche la tenait pour l’état d’esprit normal du poète[3].

Mais Schiller veut aussi que cette émotion musicale passe, magnétiquement, au cœur du spectateur. Ce fut le sens de la tentative qu’il fit dans Die Braut von Messina, pour restaurer le chœur antique. Nietzsche, au temps même où s’élaborent déjà en lui les idées de Geburt der Tragœdie, enseigne devant ses étudiants de Bâle les idées du prologue fameux de cette tragédie[4]. Enveloppées de la mélopée du chœur, qui, dans un langage élevé et ému, dit l’impersonnelle réflexion humaine sur la dé-

  1. Richard Wagner in Bayreuth, § 10 (I, 584).
  2. Musik und Tragœdie, § 180 (I, 248).
  3. Geburt der Tragœdie, § 5 (I, 40).
  4. Einleitung zu den Vorlesungen über Sophocles Œdipus Rex, § 5 {Philologica, XVII, 310 sq.).