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versée d’arômes sucrés, baigne la vallée de l’Elbe encadrée d’une arabesque de collines[1].

Déjà pour Kleist « la solitude dans la libre nature était la pierre de touche de la conscience »[2], comme elle offrit à Nietzsche un refuge où il réconfortait et épurait sa pensée. Cette lutte d’une grande vocation qui a besoin du recueillement pour prendre conscience d’elle-même, mais qui n’arrive plus à franchir cette paroi du silence où elle a dû s’enfermer pour mûrir, Nietzsche, avant de la vivre, en a connu la douleur par l’exemple de son grand devancier. Comme lui, Kleist déjà souffrait de la société, parce qu’on n’y pouvait être « tout à fait vrai » et qu’il répugnait à « jouer un personnage », ou, comme le dira Nietzsche de lui-même, « à se masquer »[3]. Kleist seul avait parlé avec cette gravité de la mission mystérieuse qui l’attendait, invisible et obsédante au point d’absorber toutes ses forces, à toutes les minutes[4]. Cette mission rompait tous les liens entre lui et le monde ; elle le rendait dissemblable à tous les hommes ; et elle épaississait autour de lui la muraille de la solitude multipliée.

« Avec raison on peut se méfier de projets qui, entre tant d’hommes, n’en trouvent pas un qui les comprenne ou les approuve. Et pourtant il en va ainsi des miens ; on ne les comprend pas, cela n’est que trop certain… De ce qui remplit mon âme entière, je n’ai pas le droit de rien laisser soupçonner[5]. »

Nietzsche connaîtra un jour cette angoisse que nous donne une tâche secrète et terrible, dont la responsabilité est mise par le destin sur les épaules d’un seul.

« Il ne faut plus me juger à l’étiage du monde… Je porte dans ma poitrine une prescription intérieure, auprès de laquelle toutes les


  1. Kleist, 4 mai 1801 (t. V, 219).
  2. Ibid., 3 septembre 1800 (t. V, 107).
  3. Ibid., Briefe, 3 février 1801 (t. V, 197).
  4. Ibid., 12 novembre 1799 (t. V, 47).
  5. Ibid. (t. V, 49).