Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/92

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autres, venues du dehors, fussent-elles signées d’un roi, sont pour moi sans valeur[1]. »

Il n’est pas possible de dire plus clairement l’expérience que Kleist faisait ainsi après Hœlderlin : un grand esprit, dès qu’il prend conscience de lui-même, échappe aux morales reçues, et « transvalue toutes les valeurs ». Il ne peut demander conseil à personne et personne ne peut le renseigner sur le chemin que lui tracent « les conditions de sa nature physique et morale »[2]. Sa vocation créatrice le désigne au mépris et le voue à la solitude. Alors parfois un subit besoin de prosélytisme s’empare de lui. Kleist se cramponne désespérément à la tendresse de sa sœur Ulrique et cherche à lui imposer sa clairvoyance à force de sympathie : « Je voudrais être compris d’une âme unique au moins, quand toutes les autres me méconnaîtraient. » Il ne rougit ni de sa faiblesse[3] ni du pédantisme avec lequel il rédige pour sa fiancée Wilhelmine des règles de dressage moral et intellectuel. C’est qu’il la veut parfaitement ouverte à un enseignement qu’il sait difficile, et prête pour une vie commune, qu’il imagine comme une vivante harmonie : « Ausbilden nach meinem Sinn… Denn das ist nun einnal mein Bedürfniss. » Et il ajoute :

« Ah ! si tu savais combien la pensée de faire de toi un jour une âme parfaite, exalte en moi toutes les forces vitales ![4] »

Nietzsche aussi vivra des jours où il s’attachera d’un effort anxieux à une âme de disciple, d’amie ou de sœur, et où il exigera de ces âmes l’obéissance totale comme une



  1. Kleist, Ibid., 10 octobre 1801 (t. V, 259).
  2. Ibid., 18 mars 1799 (t. V, 24).
  3. Ibid. (t. V, 48).
  4. Ibid., 4 septembre ; 10 octobre 1800 (t. V, 109, 142).