Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/93

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preuve de confiance donnée à la fois à sa mission et à sa personne. Le tragique intime de sa vie de cœur vient tout entier de cette recherche, sans cesse recommencée et toujours malheureuse, qui exige de ses amis une sympathie fidèle jusqu’au vasselage.

Ballotté par une sensibilité violente et par les plus dures expériences, Kleist ne « perd pas de vue pourtant sa maxime intérieure ». Il sent qu’on peut « en toute rigueur, diriger le destin »[1], au lieu de se plier à ses caprices. Ce que Nietzsche a pu admirer en lui, c’est cette ténacité à se forger un plan de vie, pour donner à sa conduite la continuité, la consistance et l’unité ; pour concentrer toutes ses pensées, tous ses sentiments et tout son vouloir sur cette fin que le destin lui grave au front. Nietzsche a aimé cette vertu de la fidélité tenace à la parole donnée, du Stand halten ; et l’un des signes auxquels jusqu’au bout il reconnaîtra l’homme supérieur, c’est qu’il est l’homme aussi de la logique prolongée et des opiniâtres desseins.

L’œuvre longtemps couvée et cachée ne peut se réaliser que par une âme affranchie de tout autre souci. C’est là surtout l’enseignement que Nietzsche a retenu de Kleist. Accepter une fonction publique, se plier sans examen aux exigences de l’État, être l’instrument aveugle de ses desseins inconnus, Kleist ne l’a pas pu[2]. La gloire et le bonheur que donne une fonction publique, il les a méprisés. Sa pensée n’a-t-elle rien appris des années passées dans la garde prussienne ? Nous ne le croirons pas. Il s’est rendu compte de toutes les antinomies qui mettent aux prises la grandeur et la servitude militaire : Le Prinz



  1. Mai 1799 (t. V, 41-42).
  2. Kleist, Ibid., 13 novembre 1800 (t. V., 154).