Page:Andler - Nietzsche, sa vie et sa pensée, I.djvu/95

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aperçut la relativité de la connaissance ; quand il lui fut évident qu’une vérité, construite par des esprits d’ici-bas, ne peut nous suivre par delà la tombe, la vie sembla pour lui avoir perdu tout son sens ; et cette révélation philosophique demeura pour lui une blessure au plus profond de l’âme[1]. Nietzsche connaîtra à d’autres heures le même effondrement. Mais tout de suite, il sympathise au spectacle de cette catastrophe de la croyance ; et il envie le siècle où des hommes d’élite savaient témoigner une si naïve douleur, parce qu’ils ne trouvaient plus démontrable une philosophie adaptée aux besoins « les plus sacrés » de leur cœur[2].

Le savoir, qui ne peut nous conduire à une vérité cachée derrière la surface des choses, à quoi donc peut-il servir ? Faut-il en désespérer, comme fait Kleist en des boutades où il affirme que « des siècles ont dû s’écouler avant qu’on pût accumuler autant de connaissances qu’il fallait pour reconnaître qu’il n’en faudrait pas avoir »[3] ? Non sans doute. Des besoins physiques et des besoins moraux également impérieux poussent l’homme à savoir. Le problème de la valeur et de la mesure nécessaire du savoir est posé par Kleist dans toute l’étendue qu’il aura chez Nietzsche. Dès que le savoir n’a plus l’efficacité de soulever le rideau des phénomènes pour nous faire toucher de l’absolu, il faut lui chercher une autre justification, car les hommes en abusent. On voit des savants sans relâche fourbir leurs connaissances et « aiguiser des lames » qui ne serviront jamais. Or, si l’on se demande à quoi peut servir un savoir qui n’atteint plus le vrai, une réponse


  1. Kleist, Ibid., 22 mars 1801 (t, V, 204). Il fut « tief in seinem heiligen Innern verwundet ».
  2. Nietzsche, Schopenhauer als Erzieher, § 8 (I, 409).
  3. Kleist, Ibid., 15 août 1801 (t. V, 248).