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demeure possible. Il peut servir à avoir prise sur le réel apparent. Il nous prépare à agir[1] ; de toutes les leçons que Nietzsche extraira de Kleist, il n’y en a pas eu de plus durable que celle qui mesure la valeur du savoir à son efficacité pour l’action.

Brusquement, vers 1801, Kleist a donc le « dégoût du savoir », et il lui semble qu’il pèse sur les hommes comme une dette contractée qui les oblige, non seulement à agir pour le bien, mais simplement à agir (schlechthin zu tun). Le savoir ne sert qu’à affiner la qualité de cette action ; et « sans lumières l’homme ne dépasse pas le niveau de la bête »[2]. La superstition et l’insécurité accompagnent l’ignorance ; la corruption et le vice sont la rançon de l’intelligence informée : ce rousseauisme naïf fut celui de Kleist et il n’est pas sans avoir effleuré Nietzsche.

Pourtant, cette influence de Kleist ne s’arrête pas là. À mesure qu’il réduisait la valeur absolue du savoir, pour ne plus estimer en lui que son utilité pour l’action, Kleist en venait à incriminer, plus encore que la science, la pensée elle-même. Le fragment de 1810, Von der Ueberlegung que Nietzsche a connu, estime que la réflexion trouble et paralyse, jusqu’à l’annihiler, la force nécessaire pour agir et qui jaillit du sentiment seul. Ni la sûreté, ni la grâce de nos actes ne restent intactes, et la pensée nous rend gauches, loin de nous instruire à agir. À peine si elle peut servir « à prendre conscience après coup de ce qui dans notre procédé était vicieux et fragile, et à régler notre sentiment pour d’autres cas à venir »[3]. Si « le paradis » est l’intégrité d’une âme sûre de ses instincts et


  1. Kleist, Ibid., 10 octobre 1801 (t. Y, 261) : « Kenntnisse, wenn sie noch einen Wert haben, so ist es nur, in sofern sie vorbereiten zum Handeln. »
  2. Kleist, Briefe. À Ulrique, 5 février 1801 ; à Wilhelmine de Zenge, 15 août 1801 (t. V. 198, 248, 250).
  3. Ibid., t. IV, 180.