Page:Auguste Rodin - Les cathedrales de France, 1914.djvu/269

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conventionnel, tu la vénéreras sur la face de ton ennemi lui-même — si tu peux en supporter la vue — et jusque dans les êtres dont la race est hostile à la tienne. Les animaux méritent notre hommage, et c’est justement que le cheval devient l’égal du cavalier dans une figure équestre. Il n’y a pas jusqu’au brin d’herbe qui ne soit « articulé en beauté ». — Il n’y a qu’à regarder, en intervenant le moins possible, pour ne pas gêner les acteurs du drame et les dénaturer. Autrefois, je choisissais mes modèles et je leur indiquais des poses. J’ai dépassé cette erreur, il y a longtemps. Tous les modèles sont infiniment beaux, et leurs gestes spontanés sont ceux qui se ressentent le plus du divin. Et tandis que la beauté se révèle à moi, se multipliant de seconde en seconde à mesure que je la comprends mieux, je commence à travailler — dès que mon crayon est taillé ou que ma terre est molle — étudiant ce que je vois, ce qui m’est donné, bien certain qu’il serait superflu de choisir.

Dans cet état d’esprit, où l’on sent qu’on participe à la nature, comment ne serait-on pas heureux ?

C’est dans ce bonheur que l’artiste, aujourd’hui, voudrait communier avec tous, comme il l’a fait autrefois dans la Cathédrale, car il y a place et part pour tous : ce bonheur est immense et pourtant appartient tout entier à qui veut bien faire l’effort de le prendre. — C’est une des lois naturelles, que tout soit à tous. Chacun de nous ne remplit-il pas le ciel ? Je n’exagère pas. Une femme qui se peigne remplit de son geste le ciel. Et il nous est impossible de faire quelque mouvement que ce soit sans beauté. Il nous est également impossible de sectionner, de limiter nos pensées et leurs nuances, lesquelles se traduisent par des gestes sans bornes en nombre et en ampleur. Nous avons donc, tous, l’immensité pour propriété.

Cette conviction nous grandit en nous permettant de nous enorgueillir : quelle place la nature nous a faite dans son sein ! Sa générosité doit éveiller notre reconnaissance. L’art est l’expression de cette reconnaissance, la louange de la nature par l’homme empli d’amour et d’admiration devant elle.

L’art est le rite harmonieux de cette grande religion de la nature.

Si l’artiste était écouté, tous les hommes se réconcilieraient dans cette religion, et la beauté créée par l’homme serait comprise, serait sacrée, au même titre que la beauté du ciel et de la mer.