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APAFI.

ment cela, puisque l’armée ottomane était quatre fois plus forte ? Mais quel moyen de comprendre cette victoire des Turcs près de Clausembourg, qui coûta cinquante mille hommes aux chrétiens : quel moyen, dis-je, de la comprendre, lorsqu’on n’en voit pas un mot dans l’historien de Transilvanie ? Les Turcs ont-ils à Constantinople des gazetiers qui, à l’envi des chrétiens, composent des victoires imaginaires ?

(E) Il exposa ses raisons dans un manifeste latin, qu’il adressa à tous les princes chrétiens. ] J’en ai un exemplaire imprimé l’an 1682, sur la copie de Transilvanie. Mais comme il n’y a nulle date au manifeste de Michel Apafi, et que mon édition ne marque pas en quel temps fut faite celle de Transilvanie, je n’oserais assurer que ce prince déclara la guerre en 1682 ; car je vois dans la vie du comte Tékéli [1], qu’en 1681, Abaffi le vint joindre avec une armée de Transilvains, et qu’il entreprit avec lui le siége de Zathmar. L’auteur de l’Histoire des troubles de Hongrie parle de ce siége sous la même année [2], et nous apprend que Michel Apafi se rendit maître de la ville [3], mais que, n’ayant pu réduire la citadelle, il se retira, et qu’il perdit tout son bagage dans la retraite [4] ; qu’on n’a pu bien pénétrer la véritable cause de cette disgrâce [5] ; que les uns l’attribuaient à une mésintelligence survenue entre le comte Tékéli, et Téléki qui commandait les troupes de Transilvanie à ce siége ; qu’on accusait ce dernier de s’être servi de mauvaise poudre, qui ne faisait nul effet ; que, selon d’autres, le prince Apafi n’avait pas voulu lui-même s’en rendre maître, sur l’avis qu’il avait eu que le grand-seigneur prétendait qu’il lui remît cette place entre les mains ; qu’il est certain, quoi qu’il en soit, que le bassa, qui commandait les Turcs à ce siége, envoya à Constantinople de grands mémoires contre ce prince, ce qui l’obligea de retourner en son pays, de peur qu’il n’y arrivât quelque changement pendant son absence. Voilà comment cet historien rapporte les discours des raisonneurs. Le Mercure historique et politique les a copiés fidèlement [6].

(F) Il a été cause que le royaume de Hongrie a perdu l’ombre de liberté qui lui restait. ] On aurait tort sur cela de l’accuser d’imprudence ; car jamais on n’a eu plus de raisons de se promettre un bon succès. Les seules forces des mécontens avaient jusque-là tenu en échec les troupes impériales. Que ne pouvait-on donc pas attendre raisonnablement des préparatifs extraordinaires du grand-seigneur, qui avait promis monts et merveilles à Tékéli ? Par une de ces fatales conjonctures, que la providence de Dieu se plaît à produire de temps en temps pour confondre les espérances humaines les mieux fondées, il est arrivé qu’Apafi, non-seulement n’a rien fait en faveur de la Hongrie ; mais aussi, qu’il a jeté son propre pays dans la servitude. Sic erat in fatis. Il est arrivé qu’au lieu d’affaiblir la maison d’Autriche, on l’a tirée de sa décadence ; on l’a remise en état de rentrer dans la supériorité ; on lui a redonné toute la couronne de Hongrie ; on a fait des états du Turc une source inépuisable de bonnes nouvelles pour la ligue qui s’est formée contre la France durant le cours de la guerre. Faut-il dire pour cela qu’Apafi a été un étourdi et un téméraire [7] ? Nullement, à moins qu’on ne veuille qualifier de la sorte tous ceux qui ne savent pas prévoir les événemens les plus contraires aux apparences. Les plus excellens politiques n’auraient-ils pas garanti que la France pousserait à la roue de son côté, pendant que les Turcs agiraient de l’autre ? Qui aurait jamais pu se persuader qu’elle se tiendrait six ans de suite dans l’inaction, autant qu’elle a fait, au milieu des occasions les plus favorables de s’agrandir que jamais nation ait eues ? Apafi, Tékéli, et leurs adhérens, sont fort excusables de n’avoir pu deviner qu’on aimerait mieux faire la guerre à l’édit de Nantes qu’à la maison d’Autriche.

  1. Pag. 104.
  2. Dans l’édition d’Amsterdam, en 1686, on marque au haut des pages l’an 1680. Cette faute peut tromper ceux qui n’y regardent pas de près.
  3. Liv. VIII, pag. 30.
  4. Pag. 39.
  5. Pag. 32.
  6. Mois de mai 1690, pag. 492 ; mais il met le siége de Zathmar en 1680.
  7. Voyez la remarque (G) de l’article Kottérus.