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APELLES.

dit alors Apelles à Alexandre, on dirait que ce cheval se connaît mieux en peinture que ne fait votre majesté [1]. Mais, pour dire franchement ce que j’en pense, je trouve tout cela trop dur, trop grossier et trop brutal, pour l’attribuer à un peintre qu’on me représente d’ailleurs comme un homme doux, civil et poli. Il faut être, ou sur le pied de bouffon dans une cour, ou avoir cette humeur bizarre et capricieuse que l’on voit assez souvent dans les artistes les plus consommés : il faut, dis-je, recourir à l’une ou à l’autre de ces deux suppositions, pour croire ce que l’on conte d’Apelles, non-seulement envers Alexandre, mais aussi envers ce Mégabyze, que l’or et la pourpre faisaient respecter.

Le discours d’Apelles à Alexandre, au sujet du cheval qui avait henni, est plus honnête dans les traductions de quelques savans, qu’il ne l’est dans l’original ; mais cette addition d’honnêteté ne leur fait guère d’honneur : c’est une faute, c’est une ignorance. Voyons le grec : Ἀλέξανδρος θεασάμενος τὴν ἐν Ἐϕέσῳ εἰκόνα ἑαυτοῦ τὴν ὑπὸ Ἀπελλοῦ γραϕεῖσαν οὐκ ἐπῄνεσε κατὰ τὴν ἀξίαν τοῦ γράμματος. Εἰσαχθέντος δὲ τοῦ ἵππου καὶ χρεμετίσαντος πρὸς τὸν ἵππον τὸν ἐν τῇ εἰκόνι ὡς πρὸς ἀληθινὸν καὶ ἐκεῖνον, ὦ ϐασιλεῦ (εἶπεν ὁ Ἀπελλῆς) ἀλλ᾿ ὅ γε ἵππος ἔοικέ σου γραϕικώτερος εἶναι κατὰ πολύ [2]. Voici de quelle manière Érasme rapporte ce fait : Apud Ephesum quùm Alexander conspectam effigiem sui corporis ad vivum magnâ arte expressam admiraretur, atque interim fortè equus inductus picto in eâdem tabulâ equo adhinniret, deceptus imitatione ; Apelles : Equus, inquit, ô rex, multò meliùs expressus est quàm tu [3]. Je laisse là les circonstances qu’Érasme rapporte sans les avoir trouvées dans Élien ; je m’arrête à la réflexion qu’il fait faire au peintre : Sire, j’ai beaucoup mieux réussi à peindre votre cheval qu’à peindre votre majesté. Ce n’est point le sens du grec : un savant critique a montré que γραϕικὸς signifie un homme qui entend la peinture ; et il a convaincu par-là Cœlius Rhodiginus et Érasme, d’avoir très-mal rapporté cette historiette [4]. Je m’étonne que Pline l’ait ignorée, lui qui rapporte quelque chose touchant le hennissement d’un cheval. Voyez ci-dessous la remarque (K).

(E) La réponse qu’il fit touchant Laïs ne fait point d’honneur à ses mœurs. ] Elle était encore jeune fille, lorsqu’Apelles la voyant revenir de la fontaine et admirant sa beauté, la cajola de telle sorte qu’elle alla où il voulut. Il la mena à un repas, où quelques-uns de ses amis se devaient trouver : ils se moquèrent de lui, de ce qu’au lieu d’amener une courtisane, il amenait une pucelle : Ne vous en mettez pas en peine, leur répondit-il ; n’en soyez point surpris : je la dresserai si bien, qu’avant que trois ans se passent, elle saura son métier en perfection. Χλευασάντων δ᾽ αὐτὸν τῶν ἑταίρων ὅτι ἀνθ᾽ ἑταίρας παρθένον εἰς τὸ συμπόσιον ἀγάγοι, μὴ θαυμάσητε, εἶπεν, ἐγὼ γὰρ αὐτὴν εἰς μέλλουσαν ἀπόλαυσιν μετ᾽ οὐδ᾽ ὅλην τριετίαν καλὴν δείξω [5]. Irrisus autem à familiaribus, quòd meretricis loco virginem adduxisset, « Nolite mirari, inquit, mihi etenim non toto opus erit triennio ut eam ad futuræ voluptatis usum pulchrè doctam institutamque reddere valeam. » Ne dirait-on pas qu’il s’agissait d’un jeune cheval, qui ne savait pas le manége ; mais qui, entre les mains d’un excellent écuyer, apprendrait toutes sortes de voltes et d’exercices ? On a horreur, quand on songe à la corruption de ces siècles-là. Les amis d’Apelles témoignaient encore plus de dérèglement que lui [6]. Laïs devint une des plus renommées courtisanes de son siècle. Les peintres allaient chez elle, pour y prendre le modèle d’une belle gorge [7]. Apelles, en tant que peintre, se servit sans doute de ce même original : Nemini dubium esse potest quin hanc ipsam quoque Laïdem sibi veluti in contubernium adsciverit Apelles, quo vivam emendatissimæ formæ imagi-

  1. Æliani Var. Hist., lib. II, cap. III.
  2. Idem, ibid.
  3. Erasm., in Apophthegm.
  4. Paulus Leopardus, Emendationum lib. XII, cap. IV.
  5. Athen., lib. XIII, pag. 588. D.
  6. Richelet, dans son Dictionnaire, au mot Pucelage, rapporte qu’on dit que le pucelage, en matière de filles, est le ragoût des sots.
  7. Athen., lib. XIII, pag. 588. D. E. L.