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APOLLODORE.

pensait de cet édifice, et y trouva des défauts très-essentiels (A), que l’empereur ne pouvait, ni désavouer, ni réparer. Ce fut ce qui jeta ce prince dans la plus grande indignation, et qui le poussa à se défaire d’Apollodore [a]. Cette dernière ingénuité était infiniment plus excusable que la première. On ne sait pas qui on choque, quand on traite avec hauteur les ignorans qui veulent faire les capables en présence des plus grands maîtres. On choque quelquefois celui dont on doit devenir sujet (B), ou avoir beaucoup de besoin. Cela me confirme dans ma conjecture touchant les conversations d’Apelles et d’Alexandre (C).

  1. Ex Xiphilino, in Hadriano.

(A). Il trouva dans le plan du temple de Vénus des défauts très-essentiels. ] Il fit voir par bonnes raisons, qu’on ne l’avait fait ni assez grand ni assez haut ; et que l’on y avait mis des statues d’une taille peu proportionnée à la grandeur de ce temple ; car, disait-il, si les déesses voulaient se lever et sortir, elles ne pourraient pas exécuter cette envie [1]. Voici comment un de nos auteurs a paraphrasé cette pensée : L’architecte Apollodore, voyant certaines figures de quelques dieux, dans le temple de Vénus, « Ces dieux, dit-il, feront fort bien de demeurer assis comme ils sont. S’ils se voulaient lever, à moins que de se courber extrêmement, ils renverseraient la voûte du temple ; et ce serait bien pis, s’il leur prenait envie d’en sortir ; car les portes étant trop basses pour eux, ils seraient réduits à se baisser d’une façon incommode et indécente [2]. » J’ai lu quelque part, que l’on critiquait par le même endroit le Jupiter Olympien de Phidias ; mais d’autres y ont fondé une réflexion pieuse. Écoutons Bardin : On dit que Phidias, ayant à faire la statue de Jupiter Olympien, voulut qu’il fut assis, et d’une hauteur si disproportionnée à celle du temple, que s’il eut été debout, la voûte se fût trouvée de beaucoup trop basse. Nous pouvons dire que Dieu vient dans nos âmes, qui sont ses temples, mais sans y pouvoir être contenu en toute son étendue [3].

(B) On choque quelquefois celui dont on doit devenir sujet [4]. ] La parenté, qui était entre Trajan et Hadrien, pouvait avertir de cela Apollodore ; mais voilà le défaut de ceux qui se croient nécessaires, et que leur grande habileté introduit dans la faveur : ils s’imaginent qu’ils n’ont pas besoin de ménager les jeunes princes, et que le grand patron leur suffit. Les temps changent, et ils éprouvent que leur fierté magistrale et impitoyable contre tout ce qui ose parler impertinemment de leur métier devant eux est une grande sottise.

(C) Cela me confirme dans ma conjecture touchant les conversations d’Apelles et d’Alexandre. ] J’ai déclaré ci-dessus [5], que je ne saurais me persuader que ce grand peintre ait osé prendre envers ce jeune conquérant une liberté de le censurer aussi grossière que celle dont quelques auteurs font mention. Je sais bien que ceux qui excellent dans certains arts sont quelquefois d’une humeur si capricieuse, qu’ils ne sont point capables de se contenir dans le respect, lorsqu’une boutade les saisit ; mais je sais aussi que l’on attribue à Apelles beaucoup de douceur et de politesse. Ce n’est point ma principale raison : la plus forte est celle-ci. Alexandre, le plus mal endurant de tous les hommes, n’aurait point laissé impunie une censure si méprisante ; or, nous ne lisons point qu’Apelles soit jamais déchu des bonnes grâces de ce prince. L’argument du plus au moins a lieu ici. Hadrien était moins fier qu’Alexandre ; il n’était point roi quand on l’insulta : et cependant la censure de l’architecte future offense mortelle.

  1. Ex Xiphilino, in Hadriano.
  2. Costar, Apologie, pag. 90.
  3. Bardin, Lycée. chap. II.
  4. Voyez le texte de l’article d’Antoniano, vers la fin.
  5. Dans la remarque (D) de l’article d’Apelles.