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ARMINIUS.

que l’on fait et ce qu’on souhaite. Il eût cent fois mieux valu à Arminius d’être hébété, que d’avoir beaucoup d’esprit ; car la gloire de donner son nom à une secte qui fait figure dans le monde, et qui a produit d’habiles gens, est un bien très-chimérique, en comparaison des maux réels, des chagrins, des douleurs, des amertumes, qu’il sentit pendant sa vie, et qui abrégèrent ses jours, et qu’il n’aurait point sentis, s’il avait été un théologien à la douzaine, un petit esprit, un niais, enfin de cette classe de gens dont on fait cette prédiction, ils ne feront point d’hérésies [1]. Juvénal aurait allégué un tel exemple dans sa Xe. satire s’il y eût eu des disputes de religion, en ce temps-là, qui eussent causé la mort à l’un des tenans.

(E) Il eût été à souhaiter qu’il eût fait un meilleur usage de ses lumières. ] Je veux dire qu’il se fût réglé sur la méthode de saint Paul. Ce grand apôtre, inspiré de Dieu, et immédiatement dirigé par le Saint-Esprit dans tout ce qu’il écrivait, se proposa l’objection que les lumières naturelles peuvent former contre la doctrine de la prédestination absolue : il comprit toute la force de l’objection ; il la rapporta, sans l’affaiblir le moins du monde. Dieu a compassion de celui qu’il veut, et il endurcit celui qu’il veut [2]. Voilà le dogme de saint Paul, et voici la difficulté qu’il se proposa. Or tu me diras, pourquoi se plaint-il encore ; car qui est celui qui peut résister à sa volonté [3] ? On ne saurait pousser plus loin cette objection : vingt pages entières des plus subtils molinistes n’en diraient pas davantage. Que pourraient-elles conclure, sinon que, dans l’hypothèse de Calvin, Dieu veut que les hommes pèchent ? Or c’est justement ce que saint Paul a reconnu qu’on lui pouvait objecter. Mais que répond-il ? Cherche-t-il des distinctions et des adoucissemens ? nie-t-il le fait ? en avoue-t-il seulement une partie ? entre-t-il dans quelque détail ? ôte-t-il les équivoques des mots ? Rien de tout cela, il n’emploie que la souveraine puissance de Dieu, et le droit suprême qu’a le Créateur de disposer de ses Créatures comme bon lui semble. Mais plutôt, ô homme, qui es-tu, toi qui contestes contre Dieu ? La chose formée dira-t-elle à celui qui l’a formée, pourquoi m’as-tu ainsi faite [4] ? Il reconnaît là une incompréhensibilité qui doit arrêter toutes les disputes, et imposer un profond silence à notre raison. Ô profondeur des richesses et de la sapience et de la cognoissance de Dieu ! s’écrie-t-il [5] ; que ses jugemens sont incompréhensibles, et ses voies impossibles à trouver ! Tous les chrétiens doivent trouver là un arrêt définitif prononcé en dernier ressort et sans appel, touchant les disputes de la grâce ; ou plutôt ils doivent apprendre, par cette conduite de saint Paul, à ne jamais disputer sur la prédestination, et à opposer du premier coup cette barrière à toutes les subtilités de l’esprit humain, soit qu’elles s’offrent d’elles-mêmes pendant qu’on médite ce grand sujet, soit qu’un autre homme nous les propose. Le plus court et le meilleur est d’opposer d’abord cette forte digue aux inondations des raisonnemens, et de considérer cette sentence définitive de saint Paul comme ces rochers inébranlables au milieu des ondes, contre lesquels les vagues les plus enflées ont beau s’élancer ; elles écument, elles battent inutilement, elles ne font que se rompre. Tous les traits qu’on décochera contre un tel bouclier, auront le sort de ceux de Priam.

Sic fatus senior, telumque imbelle sine ictu
Conjecit : rauco quod protinùs ære repulsum,
Et summo clypei nequicquam umbone pependit [6].

C’est donc ainsi que l’on doit agir dans cette dispute, quand elle se passe de chrétien à chrétien. Que si l’on trouve à propos de donner quelque occupation à l’esprit, on doit pour le moins sonner la retraite un peu de bonne heure, et se remettre derrière la digue dont j’ai parlé. Si Arminius avait fait cela toutes les fois que sa raison lui suggérait des difficultés contre l’hypothèse des ré-

  1. C’est un proverbe en France pour désigner un esprit pesant.
  2. Épître aux Romains, chap. IX, vs. 18.
  3. Epître aux Romains, chap. IX, vs. 19.
  4. Là même, vs. 20.
  5. Là même, chap. XI, vs. 33.
  6. Virgilius, Æneïd., lib. II, vs. 544.