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ARNAULD.

pendant que trois papes l’honorent de leur amitié, de leur estime et de leurs louanges, et que les plus illustres prélats mettent des approbations solennelles à la tête de ses ouvrages. Il y a près de soixante ans que ce procès dure [1], et l’on est encore aussi libre que jamais, ou pour nier, ou pour affirmer. Les divisions des ministres ne durent pas tant. On les accorde pour l’ordinaire après le troisième ou le quatrième libelle, et on leur assure la réputation d’orthodoxie que les uns voulaient enlever aux autres. Mais cela même ne laisse pas de ressentir un peu l’anarchie et cet état de nature où l’attaquant n’a presque autre chose à craindre que la résistance de l’attaqué, et non pas les châtimens d’un juge commun. Les corps politiques ne sont pas sujets à un tel désordre, on n’y laisse pas la liberté à un chacun d’appeler les autres ou fripons ou gens de bien ; voleurs, traîtres, homicides, prostituées ou personnes de bonne vie [2]. On y fixe un peu mieux l’état et la qualité des réputations.

Au reste, la suppression ordonnée à M. Perrault n’a point empêché que les exemplaires de son livre, qui ont paru en Hollande, ne continssent les éloges de MM. Arnauld et Pascal. On a seulement vu quelque petit dérangement au chiffre des pages. L’édition de Hollande a remis les choses en ordre [* 1].

(CC) M. Arnauld mérita l’estime de M. Descartes. ] Il est l’auteur des quatrièmes Objections contre les Méditations de ce philosophe, et tout le monde à jugé que ce sont les plus solides qui aient été proposées contre cet ouvrage. M. Descartes en fit ce jugement : voyez son histoire composée par M. Baillet [3]. Il faut noter que M. Arnauld avait enseigné dans Paris la même philosophie que celle de M. Descartes avant que celui-ci eût encore publié les premiers essais de la sienne [4]. On l’appelle donc cartésien [* 2] aussi abusivement que janséniste. Lisez ce qui suit. Il avait puisé dans leur source ses sentimens sur la grâce ; c’est-à-dire, dans saint Augustin, avant que le livre de M. d’Ypres eût paru. Il les avait soutenus publiquement, en la présence des évêques, quatre ou cinq ans avant que le livre de ce prélat eût été publié [5]. Il les avait embrassés sans savoir seulement que Jansénius travaillât sur la grâce... À peine savait-il qu’il y eût un M. Jansénius au monde [6].

(DD) Il ne disait rien qui fût au-dessus des conversations communes. ] Il faut entendre ceci avec quelque restriction ; car autrement on ne pourrait point le concilier avec ce qu’on trouve dans le récit de sa vie. On y trouve des heures de conversation après le repas, dans lesquelles il y avait beaucoup à apprendre avec lui, parce qu’étant homme à réflexions, il en faisait toujours de forts solides, soit sur les événemens humains, sur la conduite de la vie, sur les règles de la morale, ou même sur les choses de science, et sur les affaires publiques. Souvent les conversations étaient employées à lire des livres nouveaux, et il en jugeait toujours si bien que le jugement qu’il en portait, mais rarement d’un air décisif, était de lui-même décisif et sans appel. Sa mémoire, à l’occasion des choses qui se lisaient ou que l’on disait, lui fournissait toujours quelque chose de ce que les auteurs avaient de plus beau sur le sujet ; et on était souvent surpris de lui voir réciter un grand nombre de vers, soit latins ou français, qu’il n’avait lus que dans sa jeunesse, ou que depuis beaucoup d’années. Il possédait fort bien les poëtes latins, et il en appliquait les plus beaux endroits avec beaucoup de justesse, et avec une grande pré-

  1. * Il y a dans cette remarque, dit Leclerc, beaucoup de choses qui ne sont nullement exactes, mais je ne m’y arrêterai pas.
  2. * C’est d’après les autorités qu’il cite, que Bayle prend ses conclusions, mais Leclerc prouve qu’Arnauld ne commença d’enseigner son cours de philosophie qu’en 1639, et le Discours sur la Méthode de Descartes était imprimé depuis deux ans, après avoir couru quelque temps en manuscrit.
  1. On écrit ceci en 1699.
  2. On entend ceci par rapport aux accusations publiques.
  3. Baillet, Vie de Descartes, tom. II, pag. 124 et suivantes. Voyez aussi Perrault, Hommes illustres, pag. 57, 58.
  4. Là même, pag. 544. Voyez aussi pag. 128.
  5. Hist. abrégée de M. Arnauld, pag. 35.
  6. Là même, pag. 31.