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ATHÉNAGORAS.

doit être appliquée à une portion de cet intervalle de temps. Ceux qui savent les fréquens voyages des empereurs romains en ce siècle-là ne s’exposent point à dire sans en être bien assurés, qu’on leur députa à Rome un tel ou un tel. Disons donc que M. Moréri s’est écarté un peu témérairement de la route de son guide ; il a déterminé la durée et le lieu de l’ambassade ; le père Labbe ne l’avait point fait. M. Dodwel, qui conjecture qu’Athénagoras exerça cette ambassade [1] lorsque l’empereur Lucius Verus retourna à Rome pour y célébrer son triomphe [2], n’a point de part à notre petite critique, en tant qu’il détermine le lieu ; car cette limitation est une suite de l’hypothèse qu’il a suivie après une étude laborieuse des circonstances ; mais j’ai quelque peine à croire qu’il ait dû dire que ce philosophe chrétien fit réellement la fonction d’ambassadeur.

Ma première raison est tirée du silence de toute l’antiquité. Serait-il possible qu’aucun écrivain n’eût rien dit d’une telle députation, que les circonstances du temps, le mérite du député, et la force de l’apologie présentée aux empereurs, auraient dû rendre si mémorable ? En second lieu, je ne trouve point apparent que, lorsque le nom chrétien était si odieux et si opprimé, Athénagoras se soit produit à la cour impériale, comme député du corps, et qu’il y ait pu obtenir audience, et donner même aux empereurs un long écrit, où, malgré la modération respectueuse qu’il y répand, il représente les infamies les plus ridicules de la religion païenne, et ce qui était le plus capable d’échauffer la bile des persécuteurs. J’ajoute que le titre de cet écrit, la plus forte preuve que l’on me puisse opposer, n’est point une preuve : Ἀθηναγόρου Ἀθηναίου ϕιλοσόϕου Χριςιανοῦ πρεσϐεία περὶ Χριςιανῶν : Athenagoræ Atheniensis, philosophi christiani, legatio pro christianis. Voilà le titre de la pièce. Mais vous remarquerez, s’il vous plaît, 1°. qu’il y a des manuscrits ou après πρεσϐεία, l’on trouve ἢ ἀπολογία, vel apologia [3] ; et qu’il y en a d’autres, où, au lieu de πρεσβεία on lit ἀπολογία : 2°. que le mot πρεσϐεία signifie non-seulement une ambassade ou une députation, mais aussi une requête et une prière ; Τὴν πρεσϐεία non modò legationem, sed et deprecationem ac supplicationem apud Græcos significare notum est [4] : 3°. que le titre d’ambassade ne se donne point à la harangue de l’ambassadeur, mais à toute la relation que l’on compose de ses négociations. Ce serait donc une grande impropriété que de prendre ici le mot πρεσϐεία pour ambassade. Enfin, j’observe que M. de Tillemont ne s’exprime pas comme les autres écrivains. On voit bien, dit-il, [5], que la religion était alors persécutée dans l’Orient, puis qu’Athénagore fut obligé d’y composer une apologie, sous de titre de Légation pour les Chrétiens. Il l’adressa aux deux Augustes. Il ne parle point d’aucun voyage, ni d’aucune députation, ni d’aucune apologie présentée aux empereurs ; il ne parle que d’un ouvrage composé dans le cabinet de l’auteur, et adressé à Marc Aurèle, etc. Chacun sait la différence qui se trouve entre un écrit qu’on fait remettre actuellement entre les mains d’un monarque, et un écrit qui est simplement adressé à ce monarque. J’avoue que l’autorité de M. de Tillemont me paraît ici très-bonne, car il s’était fait une loi de ne pas étendre les témoignages des auteurs au delà de ce qu’ils signifiaient clairement : il se renfermait scrupuleusement dans les limites de ses preuves. J’infère de là qu’il ne trouvait aucun fondement pour cette députation d’Athénagoras, ni pour la présentation actuelle de son écrit apologétique.

Réduisant à peu de mots ce que je juge de ceci, j’ose bien dire que je compare Athénagoras à ces écrivains modernes qui, sans sortir de leur cabinet, ont fait voler par toute la terre une production de leur plume sous le titre de requête des protestans présentée au roi. Ceux qui liront ces sortes

  1. Legatum egit pro Christianis. Dodwel., Dissert. Cyprian. XI, num. 27, pag. 261.
  2. Idem, ibidem.
  3. Vide Commentarium Suffridi Petri in Athenagor., pag. 91.
  4. Adam Rechenb. Notæ in Athenagor., pag. 2.
  5. Tillemont, Hist. des Emper., tom. II, pag. 756, 757, édition de Bruxelles.