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ANCILLON.

éditions [1]. Il eut tousjours la même maxime à la suite, et en rendoit de bonnes raisons : le recit en seroit un peu long ; mais voicy, en peu de mots, quelle en est au moins la substance. Il disoit qu’il est certain que moins les yeux ont de peine à lire un ouvrage, plus l’esprit a de liberté pour en juger. Que comme on y voit plus clair, et qu’on en remarque mieux les grâces et les défauts lorsqu’il est imprimé que lorsqu’il est écrit à la main, on y voit aussi plus clair quand il est imprimé en beau caractère et sur du beau papier, que quand il l’est sur du vilain et en mauvais caractères. Après avoir ainsi fait un bon fondement de bibliothéque, il l’a augmenté de tous les bons livres importans qui ont paru successivement à la suite. Il avoit le plaisir de la nouveauté, car ses amis de Paris, de Hollande, d’Angleterre, d’Allemagne, de Suisse et de Genève, avec lesquels il entretenoit une exacte correspondance, les lui envoyoient dès qu’ils estoient exposés en vente. Le sentiment de ceux qui disent que les premières éditions sont les moindres, parce qu’elles ne servent qu’à mettre au net les ouvrages des auteurs, ne l’emportoient pas sur sa curiosité. Il savoit bien que le célèbre M. Ménage, doyen de Saint-Pierre d’Angers, parlant à M. Du M., dans l’Épître Dédicatoire de ses Origines de la Langue Françoise, luy dit qu’il a autrefois appris de luy que M. Loysel, célèbre advocat au parlement de Paris, avoit accoutumé de dire des premières éditions qu’elles ne servoient qu’à mettre au net les ouvrages des autheurs ; que cet homme judicieux disoit cela avec beaucoup de vraysemblance de toutes sortes de livres ; mais que c’est une vérité plus sure et plus constante à l’égard des dictionnaires, qu’à l’égard de toutes autres sortes de livres. Il sçavoit bien que d’autres estimoient qu’on ne doit considérer les premières éditions des livres que comme des essays informes que ceux qui en sont autheurs proposent aux personnes de lettres, pour en apprendre les sentimens. Mais tout cela n’empêchoit pas qu’il n’eût Le mesme empressement ; et l’événement luy ayant fait voir ensuite qu’il risquoit peu de chose [2], il ne l’a point diminué. En effect, on a vu jusqu’à présent peu d’autheurs pareils, à cet égard, au cardinal du Perron, qui, comme luy, n’ayt épargné ni peine, ni soin, ni dépense pour ses ouvrages ; qui les ayt fait tousjours imprimer deux fois ; la première, pour en distribuer seulement quelques copies à des amis particuliers [* 1], sur lesquelles ils pussent faire leurs observations ; la seconde, pour les donner au public dans la dernière forme dans laquelle il avoit résolu de les mettre, et qui, afin qu’ils ne fussent pas divulgués contre son gré de cette première manière, n’y ait fait travailler que dans sa propre maison, où il avoit une imprimerie exprès.

La bibliothéque de M. Ancillon était « très-curieuse et très-grande, et il l’augmentoit tous les jours de tout ce qui paroissoit de nouveau et d’important dans la république des lettres : de sorte qu’enfin elle estoit devenue une des plus belles qui fût entre les mains d’aucun particulier du royaume. Les étrangers curieux ne manquoient pas de la voir en passant par la ville de Metz, comme ce qui y estoit de plus rare [3]. » Dès qu’il vit le catalogue des livres prétendus hérétiques, fait par l’archevêque de Paris, l’an 1685, il mit à part tous les livres dont la suppression fut ordonnée [4] ; et ils ont fait depuis sa bibliothéque dans les pays étrangers [5] ; la sienne ayant esté comme abandonnée au pillage, après la révocation de l’édict de Nantes, il ne luy en fut resté aucun, si ceux-là, qu’il avoit cachés, n’eussent esté à couvert de l’avidité avec laquelle on enleva les autres... Il y avoit long-temps que les moines et les ecclésiastiques de Metz et des villes circonvoisines convoitoient la bibliothéque de M. Ancillon [6]. Son dé-

  1. * Leclerc traite cela de vieille fable. Le cardinal du Perron cependant ne pouvait-il pas faire ce que Bossuet a fait pour son Exposition de la doctrine de l’Église catholique (Voyez le Manuel du libraire, par M. Brunet, au mot Bossuet), et ce que, de nos jours, M. de Châteaubriand a fait pour les Martyrs ?
  1. Disc. sur la Vie de M. Ancillon, pag. 77.
  2. Voyez ci-dessous citation (29).
  3. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 102, 103.
  4. Là même, pag. 328.
  5. Là même, pag. 383.
  6. Là même, pag. 342.