part forcé et précipité leur fournit un beau prétexte pour se l’approprier ; quelques-uns proposèrent de l’achepter en gros, et d’autres demandèrent qu’on la vendît en détail ; mais les uns ni les autres n’avoient point intention d’en délivrer le prix ; ils ne cherchoient que les moyens de s’en emparer. L’expédient des derniers fut suivi, comme plus propre à favoriser cet injuste dessein. Une foule d’ecclésiastiques de tous ordres vint fondre de toutes parts sur cette belle et riche bibliothéque, qui avoit esté composée avec plaisir et avec choix pendant quarante ans, et qui ne consistoit qu’en livres rares et dignes de la curiosité des plus savans hommes. Ils en firent des tas ou des monceaux, et donnèrent quelqu’argent en sortant à une jeune fille de douze ou treize ans, qui les regardoit, afin qu’ils pussent dire qu’ils en avoient payé le prix. M. Ancillon vit ainsi dissiper ce précieux amas qu’il avoit fait, et dans lequel il avoit placé son inclination et, pour ainsi dire, son propre cœur. Notez que la perte de cette bibliothéque entraîna celle d’une infinité de lettres que l’on voulait publier [1], et que M. Ancillon avait reçues de quantité d’habiles gens. On destinait principalement à cet usage celles que M. Daillé, son intime ami [2], lui avait écrites. Quel dommage !
Cela peut fournir plusieurs sujets de méditations ; car n’est-ce pas une chose bien lugubre que de voir qu’il ne faut qu’un jour pour défaire ce qui a été fait avec mille soins, mille peines et mille dépenses pendant plusieurs années ? N’est-ce pas un sort déplorable que d’être exposé à perdre dans un moment ce que l’on avait acquis à la longue, par des voies innocentes, et que l’on s’était préparé comme une source continuelle et perpétuelle d’un plaisir très-légitime, et d’une instruction honnête ? Se voir séparé tout d’un coup d’une infinité de volumes que l’on avait rassemblés si soigneusement, et dont on faisait ses délices, n’est-ce pas une dure et cruelle fatalité ? Notre nature se consolerait plus aisément s’ils devenaient la proie des flammes ; mais, sans une grâce particulière de Dieu, elle ne peut digérer qu’ils soient le butin d’un injuste possesseur, à qui ils ne coûtent que la peine de les faire transporter chez lui. Le triumvirat, qui dépossédait de leurs terres ceux qui les avaient cultivées toute leur vie, et qui les donnait à des gens qui n’avaient rien contribué à les mettre en bon état, ne causait point une douleur aussi sensible que l’a été celle des savans qui ont vu dissiper leurs bibliothéques, et tomber entre les mains d’un persécuteur digne de haine s’il agissait contre sa conscience, digne de pitié si sa fausse dévotion lui persuadait que c’était rendre un service à Dieu.
Impius hæc tam culta novalia miles habebit ?
Barbarus has segetes [3] ?
disaient ces bonnes gens d’Italie, qui
se voyaient obligés de céder leur patrimoine
aux soldats des triumvirs :
M. Ancillon et plusieurs autres ont
pu adapter à leur fortune la plupart
de ces expressions. Il vaudrait peut-être
mieux n’aimer rien que de mettre
son affection à une bibliothéque,
lorsqu’on doit être réduit à l’apostropher
ainsi :
Nuper sollicitum quæ mihi tædium,
Nunc desiderium, curaque non levis [6].
Mais perdons, s’il est possible, le souvenir
de la malheureuse et funeste révocation
de l’édit de Nantes, qui a
été accompagnée de tant d’injustices.
Jetons plutôt la vue sur des objets qui
n’excitent pas le tumulte des passions.
Louez avec moi le bon goût de cet habile
théologien. Il voulait la première
édition des livres, quoiqu’il y eût
beaucoup d’apparence qu’on les réimprimerait
avec des augmentations et