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ANCILLON.

avec des corrections [1]. C’est l’entendre cela : c’est ce que l’on peut nommer amour des livres, avidité d’instruction ; mais ceux qui attendent tranquillement à acheter un ouvrage qu’il ait été réimprimé, font bien paraître qu’ils sont résignés à leur ignorance, et qu’ils aiment mieux l’épargne de quelques pistoles, que l’acquisition de la doctrine. Je parle de ceux, et le nombre en est fort grand, qui sont, d’un côté, persuadés qu’un livre nouveau leur apprendra mille choses, et qui d’ailleurs, ayant le moyen de l’acheter, diffèrent pourtant cet achat, parce qu’ils ont ouï dire qu’il se fera ou de meilleures éditions, ou de moins chères. On ne saurait assez blâmer cette patience : c’est un morne et froid acquiescement à la privation du savoir. M. Bigot me disait un jour qu’un homme de Rouen, qui s’appliquait à l’étude généalogique, aurait bien voulu profiter des ouvrages du père Anselme ; mais pourtant il ne les achetait pas : il se réservait pour la seconde édition, qui n’est jamais venue, et apparemment cet homme est mort sans avoir pu satisfaire sa curiosité. M. Bigot lui représenta plus d’une fois qu’il vaut beaucoup mieux avoir les deux éditions d’un livre, que se priver du profit que la lecture de la première peut apporter, et qu’on juge mal du prix des choses, si l’on préfère trois ou quatre écus à ce profit-là. Ceux qui peuvent faire quelque dépense ne sauraient être mieux conseillés que de se pourvoir des premières éditions. J’avoue que celles qu’on fait dans les pays étrangers ne coûtent pas tant : mais sont-elles bien fidèles ? n’y change-t-on rien ? n’y ajoute-t-on rien ? L’abbé de la Roquene s’est-il pas plaint publiquement [2] que les imprimeurs de Hollande avaient corrompu son livre ? On m’a assuré, depuis peu de jours, que l’histoire de Davila et celle de Strada, imprimées dans les Pays-Bas, ne sont point conformes aux éditions d’Italie, les libraires de Flandre ayant supprimé ou altéré certaines choses, par complaisance pour des familles illustres. On me dira que l’auteur corrige des fautes dans la seconde édition : j’en conviens ; mais ce ne sont pas toujours des fautes réelles : ce sont des changemens qu’il sacrifie à des raisons de prudence, à son repos ; à l’injustice de ses censeurs trop puissans. La seconde édition que Mézerai fit de son abrégé chronologique est plus correcte ; il en ôta des faussetés ; mais il en ôta aussi des vérités qui avaient déplu ; et c’est pourquoi les curieux s’empressent à trouver l’édition in-4o, qui est la première, et la paient un gros prix. Je ne dis rien du profit que l’on peut faire en comparant les éditions. Il est si grand, lorsque c’est un habile homme qui a exactement revu son ouvrage, qu’il mérite que l’on garde son coup d’essai. Tout ceci vous fera comprendre que M. Ancillon s’entendait bien en bibliothéque.

Parlons maintenant de sa méthode d’étudier. Il ne perdoit aucun moment en des études vaines et inutiles. Il lisoit, à la vérité, toutes sortes de livres, même les anciens et les nouveaux romans. Il n’y en avoit aucun, dont il ne crût qu’on pouvoit faire quelque profit : il disoit souvent ces paroles qu’on attribue à Virgile : aurum ex stercore Ennii colligo [3]. On trouve, disoit-il aussi quelquefois, dans certains auteurs négligés, des choses singulières qu’on ne trouve point ailleurs ; et ne fût-ce que du style, on y trouve toujours quelque chose à prendre. Mais il ne s’y appliquoit pas, il ne s’attachoit proprement qu’aux ouvrages importans, qu’aux choses sérieuses…. Il mettoit une immense différence entre la lecture des livres qu’il ne voyoit, comme luy-même le disoit, que pour ne rien ignorer, et la lecture de ceux qui estoient utiles à sa profession. Il ne lisoit les uns qu’une seule fois, et en courant, perfunctoriè, et comme dit le proverbe latin, sicut canis ad Nilum bibens et fugiens ; mais il lisoit les autres avec soin et avec application. Elles lisoit plusieurs fois : la première, disoit-il, ne servoit qu’à luy donner une idée générale du sujet, et la seconde luy en faisoit remarquer les beautez. Les indices, que d’autres

  1. Il trouva souvent que cette apparence fut sans effet. Voyez ci-dessus citation (18).
  2. Dans une préface de son Journal des Savans. Voyez aussi la remarque (F) de l’article Pellisson, vers la fin.
  3. Discours sur la Vie de M. Ancillon, pag. 107.