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ANCILLON.

moins quelques heures, il n’y a jamais eu moyen de l’y voir plus de trois ou quatre fois pendant trente-deux ans qu’il a exercé son ministère à Metz. Il estoit sans cesse tranquillement dans sa chambre, insensible à la jalousie qui fait passer tant de mauvais momens aux autres hommes. Il vivoit ainsi paisiblement chez luy, se mettant peu en peine du crédit qu’on acquiert par de fréquentes visites, par des soins fatigans, et par de grandes mesures qu’on garde avec exactitude.

C’est là le modèle sur quoi tous les ministres de l’Évangile devraient se régler. Ils ont tous choisi la bonne part comme Marie [1] ; mais quelques-uns ne laissent pas d’imiter Marthe, qui se souciait et se tourmentait de beaucoup de choses [2]. Ils se mêlent d’affaires d’état, ils se fourrent dans les intrigues de ville, ils s’empressent de savoir toutes sortes de nouvelles, ils en trafiquent, ils en font leur cour. Ils se hasardent même quelquefois à suggérer des conseils de guerre et de négociation, et ne se rebutent pas du mépris que l’on témoigne adroitement pour leurs fausses vues. On les voit souvent dans les antichambres des puissances ; ils y attendent impatiemment l’occasion d’être introduits. Ce n’est pas pour des affaires de conscience : c’est pour demander mille faveurs ; c’est pour recommander leurs enfans, leurs parens, leurs amis, par rapport à des emplois honorables et profitables. Ils savent à point nommé lorsqu’une charge est vacante, et ils font en sorte qu’elle soit remplie à leur recommandation. On les louerait, si leur crédit n’était employé qu’à faire donner du pain à ceux qui en manquent ; mais ils l’emploient principalement en faveur de ceux qui sont déjà riches : gens qui n’oseraient recourir à leurs sollicitations, s’ils les croyaient de véritables ministres de Jésus-Christ ; car, en ce cas-là, ils s’attendraient à une censure, ils craindraient qu’on ne leur citât l’ordre de saint Paul, que pourvu que nous ayons la nourriture et de quoi être vêtus, cela nous doit suffire [3]. Ce n’est point le devoir d’un pasteur, de procurer à ses brebis un plus fort attachement aux biens de la terre ; il doit plutôt les en détacher, et combattre leur cupidité et leur ambition ; et il le ferait sans doute, s’il était lui-même dégagé des soins rongeans de la vaine gloire : mais, comme les besoins de ses passions demandent que les charges d’une ville soient entre les mains de gens qui lui en aient l’obligation, et qui, ou par reconnaissance, ou par l’espérance de nouvelles grâces, soient toujours prêts à le servir, il se donne tous les mouvemens possibles pour les élever ; il applaudit à leurs vues ambitieuses ; et, afin de se maintenir dans ce manége, il est obligé de s’intriguer, et d’avoir partout des émissaires. Un tel homme aurait besoin de la menace que l’on emploie quelquefois contre les évêques qui violent les canons de la résidence, et ne songe guère que son emploi est d’une telle nature, que toutes les forces humaines y suffisent malaisément. Ceux qui songent bien à cela, imitent M. Ancillon, et ne donnent pas tant de temps à des visites intéressées :

Forumque vitat, et superba civium
Potentiorum limina [4].

Notez que ceux qui n’imitent pas sa conduite s’emploient aussi quelquefois en faveur de quelques personnes qui ne sont pas à leur aise ; mais si vous y prenez garde, vous trouverez que ces personnes sont ce qu’on appelle gens de service, propres à tout, et fort enclins à consacrer tout leur loisir aux passions du protecteur qui le leur a procuré. Ils en font leur Dieu :

Deus nobis hæc otia fecit :
Namque erit ille mihi semper Deus ; illius aram
Sæpè tener nostris ab ovilibus imbuet agnus [5].


Ils se reconnaissent ses créatures, et remplissent les devoirs de ce mot-là.

(G) Il ne tenait point sa maison ouverte aux délateurs, et aux nouvellistes. ] « Il n’aymoit point les rapports, ni les rapporteurs, et tenoit pour maxime, qu’on ne pouvoit pas y adjouter beaucoup de foi ; disant qu’un rapport n’estoit jamai si pur, ni si

  1. Evang. de saint Luc, chap. X, vs. 42.
  2. Là même, vs. 41.
  3. Dans la Ire. Épître à Timothée, chap. VI, vs. 8.
  4. Horat. Epod. Od. II, vs. 7.
  5. Virgil. Eclog. I, vs. 6.