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MAHOMET.

point user de contrainte. Or il y a beaucoup de choses dans cet ouvrage qui ont été faites depuis les premiers succès des armes de Mahomet.

(O) Nous conservons à la religion chrétienne l’une des preuves de sa divinité. ] L’Évangile, prêché par des gens sans nom, sans étude, sans éloquence, cruellement persécutés et destitués de tous les appuis humains, ne laissa pas de s’établir en peu de temps par toute la terre. C’est un fait que personne ne peut nier, et qui prouve clairement que c’est l’ouvrage de Dieu. Mais cette preuve n’aura plus de force dès que l’on pourra marquer une fausse église, qui ait acquis une semblable étendue par des moyens tout semblables ; et il est certain que l’on ruinerait cet argument, si l’on pouvait faire voir que la religion mahométane ne doit point à la violence des armes la promptitude de ses grands progrès. Comme donc ce sont deux choses également claires dans les monumens historiques, l’une que la religion chrétienne s’est établie sans le secours du bras séculier, l’autre que la religion de Mahomet s’est établie par voie de conquête, on ne peut former aucune objection raisonnable contre notre preuve, sous prétexte que cet infâme imposteur a inondé promptement de ses faux dogmes un nombre infini de provinces. Bien nous en prend d’avoir les trois premiers siècles du christianisme à couvert du parallèle ; car sans cela ce serait une folie que de reprocher aux mahométans la violence qu’ils ont employée pour la propagation de l’Alcoran : ils nous feraient bientôt taire ; ils n’auraient qu’à nous citer ces paroles de M. Jurieu [1] : Peut-on nier que le paganisme est tombé dans le monde par l’autorité des empereurs romains ? On peut assurer sans témérité que le paganisme serait encore debout, et que les trois quarts de l’Europe seraient encore païens, si Constantin et ses successeurs n’avaient employé leur autorité pour l’abolir[2]........ Les empereurs chrétiens ont ruiné le paganisme en abattant ses temples, en consumant ses simulacres, en interdisant le culte de ses faux dieux, en établissant les pasteurs de l’Évangile en la place des faux prophètes et des faux docteurs, en supprimant leurs livres, en répandant la saine doctrine. Voyez la VIIIe. lettre du Tableau du Socinianisme, à la page 501, où le même auteur assure que, sans l’autorité des empereurs, il est indubitable que les temples de Jupiter et de Mars seraient encore debout, et que les faux dieux du paganisme auraient encore un grand nombre d’adorateurs.

Il faut avouer la dette : les rois de France ont établi le christianisme dans le pays des Frisons, et dans celui des Saxons, par les voies mahométanes. On s’est servi de la même violence pour l’établir dans le Nord. Cela fait horreur aux gens modérés, quand ils le lisent dans l’ouvrage de M. Ornhialms[3]. On s’est servi des mêmes voies contre les sectes qui ont osé condamner le pape ; on s’en servira dans les Indes dès qu’on le pourra [4] : et de toute cette conduite il résulte manifestement qu’on ne peut plus former une preuve au préjudice de Mahomet de ce qu’il a étendu sa religion par la contrainte, je veux dire en ne voulant point souffrir les autres. Car voici ce qu’il pourrait dire en argumentant ad hominem : Si la contrainte était mauvaise de sa nature, on ne s’en pourrait jamais servir légitimement : or vous vous en êtes servis depuis le IVe. siècle jusques à cette heure, et vous prétendez n’avoir rien fait en cela que de très-louable ; il faut donc que vous avouiez que cette voie n’est point mauvaise de sa nature, et par conséquent j’ai pu m’en servir légitimement dès les premières années de ma vocation : car il est absurde de prétendre qu’une chose qui serait très-criminelle dans le Ier. siècle, devient juste dans le IVe. ; ou qu’une chose, qui est juste dans le IVe.,

  1. Jurieu, Droits des deux Souverains, p. 280. Il dit, pag. 297, 298, que jamais le papisme ne sera aboli que par l’autorité des princes qui l’ont établi, et que le paganisme serait encore vivant et régnant à l’ombre du dogme de la tolérance.
  2. Là même, pag. 289.
  3. Intitulé : Historiæ Suecoram Gothorumque ecclesiasticæ libri IV. Voyez l’Histoire des Ouvrages des Savans, mois de novembre 1690, pag. 109 et suiv.
  4. Voyez, dans la remarque (AA), les paroles du jésuite Frois.