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VIE DE M. BAYLE.

d’orgueil, d’opiniâtreté et d’envie. Et en effet, quelle apparence que Dieu laisse tomber l’église chrétienne dans la ruine et dans la désolation, qu’il lui cache toutes ses clartés, qu’il la prive de toutes ses lumières, et qu’en même temps il révête un homme du commun, un simple particulier, d’une abondance de grâce si extraordinaire qu’il soit comme le restaurateur de la vérité et un phare qui remette les errans dans le chemin ; enfin, qu’il soit le canal et le véhicule, la base et la colonne de la vraie foi, et qu’on puisse dire de lui ce qu’un poëte disait d’un jeune prince qui semblait être né pour la gloire de son temps :

 » Hunc saltem everso juvenem succurrere sæclo
 » Ne prohibete [1].


En vérité il y aurait de la témérité, de l’imprudence et de l’aveuglement à se persuader de telles illusions. Il est bien plus de l’ordre de la providence de Dieu, et du soin que le Saint-Esprit prend des fidèles en gouvernant l’église par la communication de ses lumières de laquelle il gratifie les lieutenans du fils de Dieu en terre, que ce soit l’église qui instruise, qui corrige et qui réforme les particuliers et les abus qu’ils pourraient laisser couler dans leur conduite, ou qui les guérisse de leurs erreurs, que non pas que les particuliers réforment l’église et la redressent de nouveau. Car, comme il y aurait bien de la folie à soutenir que Dieu, dans le dessein de conserver des eaux du déluge de quoi réparer le genre humain, fit périr tout ce qu’il y avait dans l’arche de Noé, et suscita en même temps un homme qui s’était sauvé dans quelque caverne avec sa femme, ou qui s’était dérobé à la fureur et à l’inclémence des eaux dans je ne sais quels asiles inviolables : ainsi c’est bien rêver à crédit et tout son soûl que de prétendre que le Saint-Esprit, dans le dessein de conserver toujours comme un peu de levain de la foi contre les ravages des hérétiques et des infidèles, a laissé tomber l’église, qui est son épouse, dans l’idolâtrie, la superstition et l’aveuglement ; et a tiré de l’obscurité d’une cellule, ou d’un coin de chapelle, Luther et Calvin, pour propager la foi, la restituer dans ses droits et la relever de dessous ses ruines.

» Encore pourrait-on penser, quoique sans apparence de raison ni de vérité, que Dieu voulut conserver ces deux hommes pour être les propagateurs de l’Évangile dans la corruption générale que l’on suppose qui avait envahi toute la face de l’église, parce qu’ils s’étaient conservés purs et nets de tous ces désordres et de toutes ces abominations prétendues ; comme il conserva Loth et Noé, en récompense de ce qu’ils s’avaient point trempé dans les vices de leurs siècles. Mais pour avoir une telle pensée il faudrait être tout-à-

  1. Virgil. Georg., lib. I, v. 500, 501.