Page:Bergson - L’Énergie spirituelle.djvu/187

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conduire de front plusieurs parties sans regarder les échiquiers. À chaque coup de l’un de leurs adversaires, on leur indique la nouvelle position de la pièce déplacée. Ils font mouvoir alors une pièce de leur propre jeu, et ainsi, jouant « à l’aveugle », se représentant mentalement à tout moment les positions respectives de toutes les pièces sur tous les échiquiers, ils arrivent à gagner, souvent contre d’habiles joueurs, les parties simultanées. Dans une page bien connue de son livre sur l’Intelligence, Taine a analysé cette aptitude, d’après les indications fournies par un de ses amis[1]. Il y aurait là, selon lui, une mémoire purement visuelle. Le joueur apercevrait sans cesse, comme dans un miroir intérieur, l’image de chacun des échiquiers avec ses pièces, telle qu’elle se présente au dernier coup joué.

Or, de l’enquête faite par M. Binet auprès d’un certain nombre de « joueurs sans voir » une conclusion bien nette paraît se dégager : c’est que l’image de l’échiquier avec ses pièces ne s’offre pas à la mémoire telle quelle, « comme dans un miroir », mais qu’elle exige à tout instant, de la part du joueur, un effort de reconstitution. Quel est cet effort ? Quels sont les éléments effectivement présents à la mémoire ? C’est ici que l’enquête a donné des résultats inattendus. Les joueurs consultés s’accordent d’abord à déclarer que la vision mentale des pièces elles-mêmes leur serait plus nuisible qu’utile : ce qu’ils retiennent et se représentent de chaque pièce, ce n’est pas son aspect extérieur, mais sa puissance, sa portée et sa valeur, enfin sa fonction. Un fou n’est pas un mor-

  1. Taine, De l’intelligence, Paris, 1870, t. I, p. 81 et suiv.