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BERKELEY

toutefois on peut dire qu’on supprime ce qui n’a jamais eu d’existence, même dans l’imagination.

38. Mais après tout, direz-vous, ne sont-ce pas des mots qui sonnent d’une façon choquante : dire que nous mangeons ou buvons des idées et que nous nous habillons avec des idées ? Je l’avoue ; mais c’est que le mot idée ne s’emploie pas dans le langage ordinaire pour désigner les différentes combinaisons de qualités sensibles qu’on appelle des choses ; et il est certain que toute expression qui s’écarte du parler habituel et familier à tous paraîtra choquante et ridicule. Mais ceci ne regarde point la vérité de la proposition. En d’autres termes, celle-ci revient simplement à dire que nous sommes nourris et habillés avec ces choses que nous percevons immédiatement par nos sens. La consistance dure ou molle, la couleur, la saveur, la chaleur, la figure et autres semblables qualités qui forment par leurs combinaisons les différentes sortes de comestibles et de vêtements, on a fait voir qu’elles existent seulement dans l’esprit qui les perçoit ; et c’est là tout ce qu’on veut dire en les appelant des idées : un mot qui, s’il était employé ordinairement pour choses, ne sonnerait pas d’une façon plus choquante et ridicule que l’autre. Je ne dispute pas de la propriété de l’expression, mais de sa vérité. Si donc vous tombez d’accord avec moi, que nous mangeons, buvons et nous habillons avec les objets immédiats des sens, lesquels ne peuvent exister non perçus ou hors de l’esprit, je vous accorderai volontiers qu’il est plus convenable et plus conforme à l’usage de les appeler des choses que de les appeler des idées.

39. Si l’on me demande pourquoi je me sers du mot idée, au lieu de parler de choses, selon la coutume, je répondrai que j’ai pour cela deux raisons. La première, c’est que le terme de chose, par opposition à celui d’idée, est généralement pris pour désigner ce qui existerait hors de l’esprit ; et la seconde, que la signification de ce terme idée est moins compréhensive que celle de chose : les choses comprenant, non seulement les idées, mais encore les esprits (spirits), ou choses pensantes. Les objets des sens n’existent que dans l’esprit et sont dénués d’action et de pensée, et je leur donne de préférence le nom d’idées pour marquer en eux cette propriété.