Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/192

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des choses qui m’ont frappé ; il se trouve dans le nombre quelques épisodes de couleur sombre, voilà tout. Cependant, je préviens les lectrices qui ne rient pas quand on leur rappelle qu’elles finiront aussi par faire cette figure-là, que je n’ai plus rien de vilain à leur narrer, et qu’elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à moins, ce qui est très-probable, qu’elles n’aiment mieux aller faire leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la polka, dire une foule de sottises et tourmenter leur amant.

En passant à Lodi, je n’eus garde de manquer de visiter le fameux pont. Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.

Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la ligne. — Sainte-Hélène !...

En arrivant à Milan, il fallut, pour l’acquit de ma conscience, aller voir le nouvel Opéra. On jouait alors à la Cannobiana l’Elisir d’amore de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient tout haut et tournaient le dos au théâtre ; les chanteurs gesticulaient toutefois et s’époumonaient à qui mieux mieux ; du moins je dus le croire en les voyant ouvrir une bouche immense, car il était impossible, à cause du bruit des spectateurs, d’entendre un autre son que celui de la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En conséquence, voyant qu’il était inutile d’espérer entendre la moindre chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il paraît cependant, plusieurs personnes me l’ont assuré, que les Italiens écoutent quelquefois. En tout cas, la musique pour les Milanais, comme pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c’est un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés ; hors de là ils n’ont plus que de l’aversion ou de l’indifférence. Peut-être ces antipathies ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la faiblesse des masses d’exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet pas de connaître les chefs-d’œuvre placés en dehors de l’ornière circulaire qu’ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi peuvent-ils suivre encore jusqu’à une certaine hauteur l’essor des hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de Guillaume Tell à Florence viendrait à l’appui de cette opinion. La Vestale, même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l’on observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le gorge habituellement. Mais, en général, cependant, il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n’apprécie de la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.