Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/199

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que la présence de l’actrice célèbre pouvait donner à cette séance musicale, et Schutter promit de faire son possible pour l’y amener.

Il faut savoir que, pendant le temps que j’employais à mes répétitions, à mes préparatifs de toute espèce, la pauvre directrice du théâtre anglais s’occupait, elle, à se ruiner complètement. Elle avait compté, la naïve artiste, sur la constance de l’enthousiasme parisien, sur l’appui de la nouvelle école littéraire, qui avait porté bien au-dessus des nues, trois ans auparavant, et Shakespeare et sa digne interprète. Mais Shakespeare n’était plus une nouveauté pour ce public frivole et mobile comme l’onde ; la révolution littéraire appelée par les romantiques était accomplie ; et non-seulement les chefs de cette école ne désiraient plus les apparitions du géant de la poésie dramatique, mais, sans se l’avouer, ils les redoutaient, à cause des nombreux emprunts que les uns et les autres faisaient à ses chefs-d’œuvre, avec lesquels il était, en conséquence, de leur intérêt de ne pas laisser le public se trop familiariser.

De là indifférence générale pour les représentations du théâtre anglais, recettes médiocres, qui, mises en regard des frais considérables de l’entreprise, montraient un gouffre béant où tout ce que possédait l’imprudente directrice allait nécessairement s’engloutir. Ce fut en de telles circonstances que Schutter vint proposer à miss Smithson une loge pour mon concert, et voici ce qui s’en suivit. C’est elle-même qui m’a donné ces détails longtemps après.

Schutter la trouva dans le plus profond abattement, et sa proposition fut d’abord assez mal accueillie. Elle avait bien affaire, cela se conçoit, de musique en un pareil moment ! Mais la sœur de miss Smithson s’étant jointe à Schutter pour l’engager à accepter cette distraction, un acteur anglais qui se trouvait là ayant paru de son côté désireux de profiter de la loge, on fit avancer une voiture ; moitié de gré, moitié de force, miss Smithson s’y laissa conduire, et Schutter triomphant dit au cocher : Au Conservatoire ! Chemin faisant les yeux de la pauvre désolée tombèrent sur le programme du concert qu’elle n’avait pas encore regardé. Mon nom, qu’on n’avait pas prononcé devant elle, lui apprit que j’étais l’ordonnateur de la fête. Le titre de la symphonie et celui des divers morceaux qui la composent l’étonnèrent un peu ; mais elle était fort loin néanmoins de se douter qu’elle fût l’héroïne de ce drame étrange autant que douloureux.

En entrant dans sa loge d’avant-scène, au milieu de ce peuple de musiciens, (j’avais un orchestre immense) en but aux regards empressés de toute la salle, surprise du murmure insolite des conversations dont elle semblait être l’objet, elle fut saisie d’une émotion ardente et d’une sorte de crainte instinctive dont le motif ne lui apparaissait pas clairement. Habeneck dirigeait l’exécution. Quand je vins m’asseoir pantelant derrière lui, miss Smithson qui, jusque-là, s’était demandé si le nom inscrit en tête du programme ne la trompait pas, m’aperçut et