Page:Berlioz - Mémoires, 1870.djvu/45

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talent du vrai chef d’orchestre ! et qu’il m’a fallu de temps, d’exercices et de réflexions pour en acquérir quelques-unes ! Nous nous plaignons souvent de la rareté de nos bons chanteurs, les bons directeurs d’orchestre sont bien plus rares encore, et leur importance, dans une foule de cas, est bien autrement grande et redoutable pour les compositeurs.

Après cette nouvelle épreuve, ne pouvant conserver aucun doute sur le peu de valeur de ma messe, j’en détachai le Resurrexit[1] dont j’étais assez content, et je brûlai le reste en compagnie de la scène de Béverley pour laquelle ma passion s’était fort apaisée, de l’opéra d’Estelle et d’un oratorio latin (le Passage de la mer Rouge) que je venais d’achever. Un froid coup d’œil d’inquisiteur m’avait fait reconnaître ses droits incontestables à figurer dans cet auto-da-fé.

Lugubre coïncidence ! hier, après avoir écrit les lignes qu’on vient de lire, j’allai passer la soirée à l’Opéra-Comique. Un musicien de ma connaissance m’y rencontre dans un entr’acte et m’aborde avec ces mots : «Depuis quand êtes-vous de retour de Londres ? — Depuis quelques semaines. — Eh bien ! de Pons... vous avez su ?... — Non, quoi donc ? — Il s’est empoisonné volontairement le mois dernier. — Ah ! mon Dieu ! — Oui, il a écrit qu’il était las de la vie ; mais je crains que la vie ne lui ait plus été possible ; il n’avait plus d’élèves, la révolution les avait tous dispersés, et la vente de ses meubles n’a pas même suffi à payer ce qu’il devait pour son appartement. Oh ! malheureux ! pauvres abandonnés artistes ! République de crocheteurs et de chiffonniers !...

Horrible ! horrible ! most horrible ! Voici maintenant que le Morning-Post vient me donner les détails de la mort du malheureux prince Lichnowsky, atrocement assassiné aux portes de Francfort par des brutes de paysans allemands, dignes émules de nos héros de Juin ! Ils l’ont lardé de coups de couteau, hâché de coups de faux ; ils lui ont mis les bras et les jambes en lambeaux ! Ils lui ont tiré plus de vingt coups de fusil dirigés de manière à ne pas le tuer ! Ils l’ont dépouillé ensuite et laissé mourant et nu au pied d’un mur !... Il n’a expiré que cinq heures après, sans proférer une plainte, sans laisser échapper un soupir !... Noble, spirituel, enthousiaste et brave Lichnowsky ! Je l’ai beaucoup connu à Paris ; je l’ai retrouvé l’an dernier à Berlin en revenant de Russie. Ses succès de tribune commençaient alors. Infâme racaille humaine ! plus stupide et plus féroce cent fois, dans tes soubresauts et tes grimaces révolutionnaires, que les babouins et les orangs-outangs de Bornéo !...

Oh ! il faut que je sorte, que je marche, que je coure, que je crie au grand air !...

  1. Je l’ai détruit aussi plus tard.