Page:Bodel - Le Jeu de saint Nicolas, éd. Jeanroy, 1925.djvu/11

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
ix
la mise en scène et les acteurs

phère épique, et le souffle des plus belles chansons de geste a vraiment passé sur cet épisode de son drame[1].

Il a aussi déployé dans l’invention des détails et la recherche du pittoresque une piquante et vigoureuse fantaisie. Ses quatre « amiraux » sont tour à tour grotesques ou terribles à souhait et la description des merveilles de leurs pays d’un genre de comique fort approprié à un public sans délicatesse. Dans les versions antérieures, qu’au reste Bodel avait bien peu de chances de connaître, les autres personnages étaient dépourvus de tout relief. Chez lui, ce ne sont pas seulement les figures du tavernier, de son varlet, du messager, des crieurs publics, du geôlier, mais surtout celles des trois malandrins ivrognes et bons enfants, Cliquet, Pincedé et Rasoir, qui sont traitées avec une verve intense et parfaitement dédaigneuse de la couleur locale : sans se demander un instant si les mœurs de ces lointaines régions différaient de celles de sa ville natale, c’est avec une évidente complaisance et un savoureux réalisme que, dans un style approprié, il a décrit des scènes de jeu, de beuveries et de rixes, toutes semblables à celles qui avaient dû souvent se dérouler sous les yeux de ses spectateurs[2]. L’invention même des noms révèle une imagination ingénieuse et hardie. Ainsi s’est constituée cette étonnante association de fantaisie et d’esprit d’observation, ce surprenant mélange de grandiose et de comique qui nous permet de saluer dans le jongleur artésien un génial précurseur de Shakespeare et du Victor Hugo d’Hernani et de Ruy Blas.


IV. La mise en scène et les acteurs. — Vu l’absence totale de didascalies, nous sommes très mal renseignés sur

  1. L’influence des chansons de geste sur toute cette partie du drame est très sensible. J’ai relevé (Romania, L, p. 435) des emprunts évidents du Jeu à Fierabras.
  2. On sait que les scènes de taverne tiennent aussi une grande place dans les jeux de Courtois d’Arras et de la Feuillée, l’un et l’autre artésiens.