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ment, il apprit que le comte de Beaulieu voyageait beaucoup et ne faisait dans son hôtel du boulevard Saint-Germain que de courtes apparitions. Il résolut de revenir un autre jour et il sortit, suivi de M. Corbier, avec toutes les marques de respect et tous les honneurs dus au comte… de Beaulieu.

Décidément, le chevalier d’Arsac devait terriblement ressembler à un homme considérable.

Bien qu’il fût presque inconnu à Paris où il n’avait plus séjourné depuis cinq ans, il ne pouvait aller se promener au Bois de Boulogne ou sur les grands boulevards, sans que des messieurs ou des dames passant en auto ou en voiture de maître ne le saluassent, il répondait à toutes ces marques de civilités avec le plus profond détachement, en personnage accoutumé à recevoir des hommages. Mais cette soudaine notoriété n’était point sans le surprendre. Il connaissait sa valeur, il trouvait tout naturel qu’on admirât le chevalier Gaston Terrail de Bayard d’Arsac de Savignac, mais il s’étonnait toutefois un peu que les exploits qu’il avait accomplis dans le Nouveau Monde fussent connus déjà dans la vieille Europe.

Mais ce n’était point tout : d’autres surprises l’attendaient.

Un jour qu’il se trouvait attablé dans un grand restaurant, un étranger très correctement vêtu le salua et, s’approchant, lui dit d’un air mystérieux en se penchant à son oreille :

Il pleuvra ce soir.

Le chevalier d’Arsac s’attendait à une entrée en matière plus distinguée. Aussi, offusqué de la banalité du propos, il répliqua d’une voix cassante :

— Il est possible, mais ça m’est égal.

L’inconnu esquissa un geste d’excuse et se retira.

D’Arsac pensa :

« Ou c’est un fou ou bien cet homme se moque de moi. Dans ce dernier cas, il faut qu’il m’en rende raison. »

Et il se leva, cherchant du regard l’inconnu ; mais celui-ci avait disparu.

Une autre fois qu’il flânait sur les quais, regardant en passant les livres exposés par les bouquinistes, un vieux monsieur le salua en souriant, comme s’il se trouvait en présence d’un sien ami.

Puis, s’avançant, il lui dit d’un ton confidentiel :

Il pleuvra ce soir.

« Encore ! pensa d’Arsac. Décidément, j’ai à faire à des fumistes qui se sont donné le mot pour se rire de moi. » Et à haute voix, il dit à son interlocuteur :

— Monsieur, c’est la seconde fois qu’un inconnu me tient le même propos banal. Votre âge m’impose le respect ; je me bornerai donc à vous demander si vous vous moquez de moi.

— Comment… vous n’en êtes pas ?…

— Continuez…

Le vieillard parut se raviser. Il reprit :

— Vous n’êtes pas de ceux qui observent la direction du vent ?

— Non, monsieur, je ne m’inquiète aucunement du vent et de la pluie.

Et il lui tourna le dos, décidé à prendre sa revanche, lorsqu’un homme plus jeune oserait lui reparler du vent ou du beau temps sur un ton aussi solennellement stupide. L’occasion ne se fit pas attendre.

Le soir même, un dandy l’accosta en lui répétant les paroles sacramentelles :

Il pleuvra ce soir.

— Oui, monsieur, dit le chevalier, les yeux brillants de colère, il pleuvra des coups d’étrivières si vous ne décampez pas au plus tôt.

Et faisant siffler la cravache qui ne quittait jamais sa main et lui tenait lieu de canne, il menaça d’un tourbillon cinglant le dandy. Celui-ci s’excusa avec volubilité et déguerpit rapidement.