Page:Brisson - La Comédie littéraire, 1895.djvu/354

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vision et de la pensée… Ainsi la phrase suivante est un modèle, je dirai presque un chef-d’œuvre d’exactitude dans l’impalpable et de précision dans l’imprécis :


Dans la soirée, en bas du vieux pont mi-partie à pilotis, sur l’eau mordorée et trémolante, de passantes ombres s’aperçoivent de biais, géantes et falotes, apparaitre en une disparition.


On ne saurait, en moins de mots, peindre plus juste. L’illusion est complète… Cet aspect, ce moment de la nature est « attrapé » comme à l’aide d’un objectif. Cette phrase vaut un instantané photographique, elle vaut mieux, car elle a, en plus, la couleur… Admirez, je vous prie, mordoréee et trêmolantes… L’eau mordorée, c’est-à-dire moirée de frissons et de frissons à peine sensibles, de frissons qui trémolent. Et les passantes ombres !… Non, mais de grâce, suivez de l’œil des ombres qui passent et qui passent si vite, qu’on ne les aperçoit qu’à l’instant où elles s’évanouissent, ces ombres qui apparaissent et disparaissent simultanément, ces ombres falotes, ces fantômes d’ombres…. J’ai l’air de parodier le quatrain de Mascarille. Il n’en est rien. Je suis pénétré de respect pour cet art prestigieux. Je reconnais que le travail y surpasse la matière. Je ne crois pas que l’exacte notation d’une ombre qui défile sous un pont, présente en soi un vif intérêt, et enrichisse notre patrimoine littéraire. Mais enfin, il y a quelque