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M. LECONTE DE LISLE

ainsi l’obole que nous laissons tomber, non pas du tout, Messieurs, à notre charité, mais à notre horreur, à notre effroi physique, à notre dégoût ! Et il ne faut pas davantage, il ne faut pas surtout faire servir le prestige de l’art à masquer ce que de semblables exhibitions ont toujours d’impudique ; rabaisser la beauté même à des usages indignes d’elle, qui finissent toujours par en corrompre le sens ; et réduire la poésie, comme avaient fait nos romantiques, à n’être plus qu’une rabâcheuse ou une entremetteuse d’amour !

C’est ce que M. Leconte de Lisle a compris mieux que personne. Impassible ? Oh ! que non pas ! Non, le poète n’est pas « impassible », à qui nous devons la Fin de l’homme :


Ô jardin d’Iahveh ! Eden, lieu de délices,
Où sur l’herbe divine Ève aimait à s’asseoir ;
Toi qui jetais vers elle, ô vivant encensoir,
L’arôme vierge et frais de tes mille calices.
Quand le soleil nageait dans la vapeur du soir !

Beaux bons qui dormiez, innocents, sous les palmes,
Aigles et passereaux qui jouiez dans les bois,
Fleuves sacrés, et vous, Anges aux douces voix.
Qui descendiez vers nous, à travers les cieux calmes,
Salut ! Je vous salue une dernière fois !

Salut ! ô noirs rochers, cavernes où sommeille
Dans l’éternelle nuit tout ce qui me fut cher....
Hébron ! muet témoin de mon exil amer,
Lieu sinistre où, veillant l’inexprimable veille,
La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair !