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L’ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE


Lisez encore Qaïn, Messieurs ; lisez le Dies Iraæ qui termine les Poèmes antiques. Toutes les misères, qui sont les nôtres comme les siennes, jamais poète ne les a plus éloquemment ou plus poétiquement traduites. Il les a seulement transposées sous la forme et dans l’ordre de l’angoisse métaphysique. Mais, d’être supérieur à son égoïsme ; de ne parler jamais presque en son nom, mais au nom de la science ou de la vérité ; de n’être attentif ou curieux en soi, pour le retenir et le noter, qu’à ce que l’on y trouve de général, de permanent, d’identique sous le changement des apparences quotidiennes, si c’est là, Messieurs, être » impersonnel » ce n’est pas être « impassible ». Et, voulez-vous savoir pourquoi j’insiste ? C’est pour écarter de M. Leconte de Lisle l’injustice du reproche, mais aussi c’est pour essayer de dissiper la plus fâcheuse des confusions. Encore une fois donc, on n’est pas impassible pour n’avoir pas pris l’univers à témoin de ses amours trompées. Replié sur soi-même, ou plutôt retiré de soi-même ; indifférent à sa propre personne ; contemplant du haut du ciel de l’art le perpétuel écoulement des phénomènes au sein de l’éternelle illusion ; non, on n’est pas « impassible » pour n’en avoir voulu fixer que ce que cette fuite même a de désespérant ! On a seulement souffert de l’angoisse commune ou lieu de ne souffrir que de sa douleur ; on a songé moins à soi qu’aux autres ; on a été la voix de tous ceux qui

Aspirent au repos que la vie a troublé ;