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M. LECONTE DE LISLE

par exemple, transportant à d’autres sujets, tout différents, les qualités qu’il avait perfectionnées dans le commerce des anciens, M. Leconte de Lisle a su comme enfermer dans le contour définitif du bas-relief jusqu’à des scènes dont je ne sache pas qu’il y eût avant lui de modèles. Lisez Qaïn, Messieurs, lisez ces vers :


C’est ainsi qu’ils rentraient, l’ours velu des cavernes
À l’épaule, ou le cerf, ou le lion sanglant.
Et les femmes marchaient, géantes, d’un pas lent.
Sous les vases d’airain qu’empht l’eau des citernes,
Graves, et les bras nus, et les mains sur le flanc.

Elles allaient, dardant leurs prunelles superbes,
Les seins droits, le col haut, dans la sérénité
Terrible de la force et de la liberté.
Et posant tour à tour dans la ronce et les herbes
Leurs pieds fermes et blancs avec tranquillité.

Le vent respectueux, parmi leurs tresses sombres,
Sur leur nuque de marbre, errait en frémissant.
Tandis que les parois des rocs couleur de sang.
Comme de grands miroirs suspendus dans les ombres,
De la pourpre du soir baignaient leur dos puissant.


Noblesse et simplicité sculpturales de la ligne ; éclat sombre et comme savamment éteint de la couleur ; vivante évocation du « préhistorique », — ou, pour parler français, des origines farouches de l’humanité ; — sourde et vibrante émotion du poète en présence du spectacle que la science et l’art se sont joints ensemble pour lui « suggérer » ; fermeté de la langue, beauté des mots, richesse ou plénitude des rimes, tout ici concourt ensemble et se multiplie l’un par