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L’ÉVOLUTION DE LA POÉSIE LYRIQUE

l’autre. Vous constaterez une fois de plus aussi dans ce même poème qu’impersonnalité n’est pas synonyme d’indifférence ou d’impassibilité, si Vigny lui-même n’a rien fait de plus éloquent que les imprécations de Qaïn contre son créateur. Vous y verrez encore à quel point tout diffère dans les Poèmes barbares et dans cette Légende des siècles, à laquelle on les a si souvent comparés : l’inspiration, le dessin, la facture, le caractère, l’effet, la forme et le fond, le style et l’idée. Que s’il faut que l’un des deux poètes ait « imité » l’autre, vous vous rendrez compte, en passant, que c’est Victor Hugo, puisqu’il n’est venu qu’à la suite. Et pour toutes ces raisons, enfin, vous conclurez, Messieurs, que l’on ne saurait mieux définir la part propre de M. Leconte de Lisle dans l’évolution de la poésie contemporaine qu’en disant qu’il y a réintégré le sens de l’épopée[1].

Louerons-nous maintenant d’autres qualités encore dans son œuvre ? Nous le pourrions. Mais ce serait sortir du cadre que nous nous sommes imposé, et je vous renvoie à M. Paul Bourget dans un beau chapitre de ses Essais de psychologie contemporaine. Faisons donc plutôt, avant de terminer, les restrictions nécessaires et mettons, comme l’on dit, au tableau quelques ombres. Accordons, par exemple, que, dans sa placidité sculpturale, cette poésie a souvent quelque

  1. C’est ici que s’est exercée l’influence de Ronsard et d’André Chénier, et qu’on pourrait montrer comment ils ont été pour les Parnassiens les maîtres qu’ils ne furent pas pour les romantiques.