Page:Buies - Lettres sur le Canada, étude sociale, vol 2, 1867.djvu/4

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déchaînemens populaires, furieux et impitoyables, dont le souvenir reste longtemps dans l’âme des oppresseurs, échelons sanglants, mais ineffaçables sur la voie du progrès. Si c’est une condition fatale pour l’humanité de ne pouvoir atteindre à ses destins que par des crises, eh bien acceptons-en la salutaire horreur, les barbaries nécessaires, moins odieuses que ces despotismes prolongés d’âge en âge qui font bien plus de victimes, quoique dans l’ombre, et qui ne servent qu’à perpétuer le règne de toutes les impostures.

Habitué dès mon enfance à vivre sous l’éclatante lumière de la civilisation, je croyais à peine aux crimes, aux forcenneries des siècles qui nous ont précédés ; je faisais une large part à l’imagination des auteurs… Hélas ! je me trompais ; je devais voir au Canada, en plein dix-neuvième siècle, autant d’indignités monstrueuses, autant d’absurdités que l’histoire en rapporte du moyen-âge, moins les supplices, les auto-da-fé, les tribunaux ecclésiastiques toujours ruisselants de sang ou de larmes.

Mais l’inquisition ! elle règne ici, elle règne souveraine, implacable, acharnée ; et elle régnera encore longtemps, compagne inséparable de l’ignorance. Elle n’a plus de bûchers qui engloutissent des milliers de vies, mais elle corrompt et avilit les consciences. Elle ne contraint plus à l’obéissance par des tortures, mais elle exerce cette pression ténébreuse qui étouffe le germe de la pensée comme la liberté d’écrire ce qu’on pense ; elle manie et dirige partout ces instruments terribles, ces agents insaisissables qui attaquent les réputations, qui détruisent les caractères, et accablent sous la calomnie tout homme qui veut parler librement. Ne pouvant dompter la pensée, elle l’a pervertie. Ne pouvant faire taire cet immortel instinct qui est au fond de l’âme, et qui n’a d’autre aliment que la vérité, elle l’a faussé dans son essence, a détourné ses élans, l’a étouffé sous les appétits grossiers de l’intérêt individuel. Voilà ce qu’elle a fait et ce qu’elle fait tous les jours. Incapable d’atteindre les corps, elle persécute les âmes, elle brise les carrières, elle apporte la misère et le découragement aux penseurs trop hardis qui veulent s’affranchir du méphitisme intellectuel où tout se corrompt.

Maintenant, qu’un homme s’élève, suffoquant de dégoût ou de honte ; qu’il se dresse en face de ce dieu des ombres, et, avec la conscience de la vérité, ose la dire au troupeau d’hommes qu’il tient asservis, aussitôt les anathèmes pleuvent ; son nom est livré à l’horreur, à la haine, sa vie entière à la rage du fanatisme, et son foyer, seule retraite