Page:Côté - Bleu, blanc, rouge, 1903.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

pas cadencé des équipages aristocratiques. Seules les deux montagnes jumelles, comme deux aïeules, se penchent avec sollicitude sur les berceaux de marbre blanc où reposent les fils dont elles protégeaient jadis, de l’autre côté, les bruyants ébats et les joyeuses escapades.

De leurs bras décharnés, elles semblent écarter les mauvais génies de l’air qui voudraient troubler le repos des tombes. N’avez-vous jamais vu de vieilles grand’mères veiller jalousement sur le sommeil des nouveaux-nés et, de leurs mains tremblantes, éloigner les mouches qui pourraient bien se tromper, venir butiner ces lèvres fraîches, les prenant pour des roses !

Dans le deuil de la nature, à cette morne saison, les pins restent immobiles et droits comme des sentinelles, ils disent, dans leur vert immuable, l’éternité de l’espoir qui survit à la destruction de l’être.

Pourquoi appeler un cimetière le champ de l’égalité ? Mensonge encore ! La distinction des castes survit dans ce monde pétrifié qui n’est qu’un simulacre du monde des vivants. Comme les personnes, certains tombeaux ont une morgue aristocratique, un mépris de la plèbe, qu’ils affichent avec impudence. On sent leur dédain d’être frôlés par l’humble croix des pauvres, au soin qu’ils ont pris de s’isoler dans de somptueuses chapelles, de peur d’être effleurés par le souffle vulgaire des parias. Il est des morts sots ou parvenus qui se croient voués à l’immortalité parce que le monument qui recouvre leur nullité a coûté un demi-million de dollars. Des orgueilleux ou des philosophes prévoyant l’oubli de leur nom ont cru prudent de choisir d’avance, sur une hauteur, le site de leur tombeau. Et même, ô vanité, certains ont voulu jouir par anticipation d’une gloriole posthume en faisant ériger de leur vivant la pyramide qui devra contenir une pincée de cendres !…