Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/32

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d’attendre avec lui. « Au nom du ciel, répondez-moi ! Une réponse immédiate, pour l’amour de Dieu ! » c’est la prière qu’il répète dix fois, cent fois, mille fois, à toutes les pages.

Et la misère des misères n’est pas de jeûner, ni de manger son pain sec au chevet d’une femme malade. Il peut y avoir pis : qu’il faille gagner ce pain de chaque jour avec son âme, quand on est plein d’œuvres qui n’ont point cours. La plus noire infortune n’est pas de souffrir, tant qu’on peut suffire à la souffrance ; mais d’être dans les chaînes, quand il faut vivre en Tantale, séparé de son art par la maladie et tous les vils soucis de la vie quotidienne : ils font la vie d’autant plus abjecte qu’elle devait être plus grande. « Comment puis-je écrire, tandis que je meurs de faim ?[1] » demande le malheureux ; « et là-dessus, qu’exigent-ils de moi ? ils exigent de l’art, de la pureté poétique, sans effort, sans délire ; ils me donnent Tourguenev, Gontcharov et Tolstoï pour modèles ! Qu’ils voient donc la condition, moi, où je travaille ! » Et, pour conclure : « Toute ma vie, j’ai dû travailler pour de l’argent ; et toute ma vie j’ai continuellement été dans le besoin, à présent plus que jamais[2]. »

Voilà bien le cri de toute une vie. Voilà Dostoïevski entre la maladie, la misère et le deuil, pendant trente ans. Il lui faut toucher au tombeau pour avoir enfin quelque relâche. Les cinq dernières années, où il rencontre la gloire et une sorte d’aisance, sont la place au soleil,

  1. Lettre d’octobre 1869.
  2. Lettre du 26 février 10 mars 1870.