Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/33

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qui sépare de la fosse celui qui fait halte. Pour venir jusque là, un chemin affreux dans les orties et les tourments. Et, une fois sur la terrasse, qu’elle est vite traversée ! La main nocturne, dont le ciel infini est la paume, tient l’homme aux épaules et le pousse dans le dos. Encore un pas, et la place dorée tombe à pic dans une marge de nuit, étroite hélas comme un corps d’homme ramené au cocon, mais d’une profondeur insondable.

Ni Tolstoï, ni Tourguenev, ni les autres fameux Russes n’ont connu le sort du pauvre et du malade. Je ne parle pas de l’homme humilié : car Dostoïevski, s’il a dévoré les colères et la rage de l’artiste méconnu, n’a jamais été sensible à la honte du bagne. Un bagne politique, à la russe, est un lieu plein d’honneur. Et d’ailleurs les criminels même, là-bas, acceptant la peine en conscience, ne sont point honteux de leur crime, puisqu’ils l’expient. Pouchkine, Tolstoï, Tourguenev, tant d’autres, ce sont de riches seigneurs, libres de leur temps, en possession de la fortune et de ce bien sans prix : une santé robuste. Ils obéissent à leur fonction créatrice, et rien ne la combat. Le bonheur du poète est là même et non ailleurs.

Dostoïevski n’est pas de loisir. Dostoïevski n’est pas plus libre que la Russie, sa mère. Il est dans les larmes ; il est dans les prisons ; il est dans les chaînes. On le mène, comme elle, à la potence. On ne lui fait grâce que de la vie. Il échappe au gibet ; mais on le réserve à la suite infinie des supplices. Or, il ne s’y dérobe pas. Il ne prêche ni la soumission au mal, ni la révolte. Il ose se prononcer pour l’usage héroïque de la souffrance. Il ose faire choix de l’exercice puissant que le mal pro-