Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/43

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Il faut chercher Dostoïevski où il est : au centre de la pléiade qui a fait la gloire de l’esprit russe. Il a deux ans de moins que Tourguénev, et sept ans de plus que Tolstoï. Il est donc à mi-chemin de Tolstoï et de Gogol. Tous, ils sont nés sous le règne mystique d’Alexandre, et ont grandi dans les ténèbres et le silence de Nicolas. Leurs pères, à tous, sont les hommes de 1812, qui ont délivré la patrie, et qui ont imposé la Russie temporelle à l’Europe. La Russie ne retrouvera sans doute plus des pères et des fils comme ceux-là. Ils sont nobles, au sens de l’élite : ils sont le choix de la nature, et ils y répondent généreusement. Être généreux, c’est toute la noblesse. Bref, ils sont de bonne race. Ardents à l’œuvre, ils croient à ce qu’ils font ; ils se donnent, d’une âme libérale ; ils ont l’illusion d’être nécessaires à leur temps, à leur pays, à tous les hommes : à soi-même.

D’ailleurs, Tourguénev excepté, ils sont âpres, durs et cruels les uns pour les autres. Dostoïevski ne peut se lier solidement avec personne. La bonté qu’ont eue, d’abord, pour lui, Biélinski, Tourguénev et quelques autres, ne leur sert bientôt de rien, ni à lui. Comme il arrive si souvent, c’est un Dostoïevski à leur ressemblance qu’ils aimaient dans l’auteur des Pauvres Gens ; et le vrai Dostoïevski les dépite. Celui-là leur en veut de ne pas assez faire, après ce qu’ils ont fait pour l’autre. Son cœur est humble, à la fois, devant l’amour et despote : il est profondément avide. Il se brouille avec tous les gens de lettres, qu’il approche. Règle : pas un artiste de génie n’aura jamais la paix avec les gens de lettres, ni ne voudra la faire. Dostoïevski ne peut pas garder un ami. Il exige trop de l’amitié, sans doute.

Humeur mélancolique ! Aimer trop ceux qu’on aime.