Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/84

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ne craint pas que l’Europe lui dévore la Russie ; mais il s’oppose à ce qu’on jette la Russie comme un os à l’Europe. En tout ordre, à tous les degrés, Dostoïevski annonce le devoir d’être soi-même le plus possible, pour être plus homme. À ce prix seulement, l’humanité sera meilleure et plus belle. La race enfin n’est, à ses yeux, qu’un moyen de parvenir à l’humanité supérieure.

Ce que l’Occident connaît par la mesure, le Russe le devine par le sentiment. L’Occident énumère et calcule : il est nombre et géométrie. Le Russe évoque et pressent : il est mouvement intérieur et musique.

L’Occident ouvre les yeux sur le monde ; il voit et il compare. Le Russe à la Dostoïevski regarde au dedans. Si le Russe ferme les yeux, ce n’est pas pour voir davantage, sans doute : c’est pour mieux entendre les profonds murmures de la vie, dans l’ombre où les images se définissent, les objets si l’on veut. Le rythme est la première figure ; et, au sein des ténèbres, c’est de la mélodie que naissent les formes, prodige obscur.

Telle est la raison pourquoi le Russe ne vaut rien, s’il n’aime. Il ne critique pas : il nie. Il ne doute pas : il détruit. Il n’est pas athée : il est prêtre du néant.

§

Avant quarante-deux ans, Dostoïevski n’a rien produit qui vaille. Toutes ses grandes œuvres sont de l’âge plein, entre quarante et soixante ans, où il est mort. Les autres Russes sont plus précoces : Pouchkine, Lermontov et Gogol ont peu vécu, mais d’une vie ardente. Téodor Mikaïlovitch n’était pas de ces jeunes gens.