Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/85

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La Russie ne s’est reconnue en Dostoïevski, que peu de temps avant de le perdre. Il a été le héros de sa nation, l’homme qui pense, le cœur qui bat pour toute la race ; mais il ne le fut que cinq ou six ans avant de mourir. Il lui fallut toucher à cette extrémité encore, pour prendre le rang auguste que Tolstoï lui-même n’a pas obtenu. Pendant près d’un demi-siècle, Tolstoï a pu passer pour le plus grand artiste de son pays. Mais pendant quelques saisons, Dostoïevski a été l’homme de la Russie, celui qui aime et qui hait, qui pense, qui veut et qui parle pour tous, l’aîné vénérable de la maison, le guide entre tous les frères.

Il est l’homme de la douleur : est-ce là son seul titre ? On aurait bien tort de le croire. J’ai compris la douleur russe dans Dostoïevski : elle n’est pas seulement féconde : elle a la force active qui purifie. La joie russe n’a aucune vertu. Les peuples jeunes ont toujours assez de joie, puisqu’ils veulent vivre. La joie que vous cherchez vous déprime.

Pour en venir à ce règne douloureux, il fallait que la vie de Dostoïevski fût tout ce qu’elle a été en effet. Il fallait qu’il tombât dans l’erreur politique, qu’on le prît pour un rebelle, lui qui l’était si peu, qu’on le condamnât à mort, et qu’il croupît au bagne.

Personne ne doit plus à ses souffrances que Dostoïevski. Personne ne doit plus à ses erreurs. En personne, la faute ne fut plus féconde. Là, il s’est fait cette vue incomparable du revers qu’il applique aux sentiments des hommes. Il lit les deux côtés de la page, et la face visible ne lui est qu’un moyen de mieux connaître l’autre.