Page:Cahiers de la quinzaine, série 13, cahier 8, 1911.djvu/88

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faut que ces esclaves politiques soient admirables de liberté morale. Il faut que ces brutes, dans l’enfer de l’ivrognerie et des massacres, soient tout de même riches d’une conscience qui n’a plus d’égale en Europe. Il faut que ce peuple, capable de tout parfois, comme les enfants cruels, et qui dort, le reste du temps, dans une affreuse impuissance, il faut pourtant qu’il soit le seul peuple d’Europe qui ait encore un Dieu.

La Russie, même folle, même lâche, même noyée dans le sang et dans l’eau-de-vie sans parfum, la Russie ne vit pas pour l’argent, ni pour la haine, ni pour la balance du commerce, ni pour les triomphes ignominieux de la violence. La Russie vit pour rendre une conscience religieuse au genre humain : elle a, malgré tout, le cœur fraternel à tous les hommes, même au milieu des boucheries et des vomissements où la jette son hystérie.

Dostoïevski était né pour la douleur, et pour s’élever dans la douleur, au-dessus de tout l’égoïsme et de toute la misère morale, où la douleur enferme généralement les natures médiocres.

Il lui fallait la maladie, les tortures du cœur, l’angoisse de l’esprit, la présence de la mort pour conquérir ce que j’appelle l’appétit et la santé d’une vie universelle. Un peu plus, c’eût été trop : il faut pouvoir respirer, pour vivre. Mais un peu moins, il fût resté, comme tant d’autres, à mi-chemin de l’ascension sainte et terrible. Ce n’est pas à un moindre prix que l’on prend à soi toute souffrance et tout supplice. On ne gravit sûrement la montagne que sur des échelons sanglants.