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Page:Cavallucci - Bibliographie critique de Marceline Desbordes-Valmore, tome 1.pdf/156

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142 LES PLEURS perdus dans un massif de sapins et de mélèzes et dont les cheminées seules, dépassant la cime des arbres, se découpent sur le fond rougeâtre du ciel ; vous ne l’avez pas remarqué, car ce n’était point là que tendait votre course, et, fatigué que vous étiez du paysage monotone, brisé par le trot court et saccadé de votre petit cheval de montagne, menacé peut-être par un orage qui s’amoncelait, vous n’aviez qu’un désir, celui d’arriver vite où vous attendait le repos. Bientôt alors vous êtes tombé dans cette disposition où l’esprit, fixé sur une seule pensée, ne permet aux yeux de s’arrêter que sur un seul objet : vous voyiez se dérouler devant vous la route étroite, tortueuse et sans fin, qui semblait se prolonger à percer cet horizon où vous la suiviez s’amincissant toujours et peu à peu toute la partie animiste de votre organisme, tout ce qui pensait en- fin en vous, cédant à la fatigue, s’engourdissait, vaincu par la partie matérielle. Vous n’aviez plus une pensée distincte de vos autres pensées ; vos yeux continuaient de voir, mais ne distinguaient plus ; vous n’auriez pu dire si le mouvement de votre monture était le trot d’un cheval ou le balancement d’un bateau, et si ce sable dans lequel il s’enfonçait jusqu’aux ge- noux et qu’il faisait voler à chaque pas en poussière, n’était pas une vague et son écume ; les arbustes amaigris et tortueux qui garnissaient la route vous semblaient des figures fantas- tiques qui vous regardaient passer dans différentes postures, les unes debout, les autres accroupies, celles-ci vous menaçant et semblant vous poursuivre, celles-là immobiles et se raillant de vous ; c’était un songe sans sommeil, un engordissement qui eût été la mort, s’il se fût étendu jusqu’au cœeur, une atonie dont un coup de tonnerre ou une blessure ne vous eussent pas tiré. Et cependant vous avez tressailli tout à coup, et tout à coup vous avez retrouvé vos facultés les plus ardentes pour écouter. "Un son venait de traverser l’espace. "Ce son était si faible qu’il sembla se perdre à quelques pas du chemin ; mais il était en même temps si pur, si suave, qu’il avait été chercher tout ce qui restait de vivant en vous, et qu’au fond du corps engourdi il avait trouvé l’âme.