Page:Chrysostome - Oeuvres complètes, trad Jeannin, Tome 2, 1864.djvu/501

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Nous en sommes restés à l’abîme qui sépare les justes des pécheurs. Le riche ayant demandé qu’on lui envoyât Lazare, Abraham lui répondit : Il y a pour jamais un grand abîme entre nous et vous ; de sorte que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le peuvent pas, comme on ne peut passer ici du lieu où vous êtes, (Luc. 16, 26) Nous avons prouvé assez longuement qu’après la bonté de Dieu, nous devons fonder l’espoir de notre salut sur nos propres mérites, sans prétendre nous appuyer de nos parents, de nos aïeux, de nos proches, de nos amis, de nos serviteurs, de nos voisins. Un frère ne peut racheter un frère ; un homme rachètera-t-il un autre homme ? (Ps. 48, 8) J’ajoute que toutes les prières et toutes les supplications que pourront employer ceux qui sortent de ce monde chargés de péchés, seront vaines et inutiles. Les cinq vierges de l’Évangile demandèrent de l’huile à leurs compagnes et n’en obtinrent pas. Celui qui avait enfoui son talent, malgré les raisons qu’il alléguait pour sa défense, fut aussi condamné. Ceux qui n’avaient pas nourri Jésus-Christ lorsqu’il avait faim, qui ne lui avaient pas donné à boire lorsqu’il avait soif, quoiqu’ils pussent se rejeter sur leur ignorance, n’obtinrent ni excuse ni pardon. D’autres ne purent ouvrir la bouche, comme cet homme qui, n’étant pas revêtu de la robe nuptiale, se tut lorsqu’on lui en fit le reproche. Un autre qui avait conservé du ressentiment contre son prochain, qui avait exigé cent deniers, ne put rien dire lorsque son maître lui reprocha sa dureté et sa barbarie. D’où il est clair que rien ne pourra nous sauver dans l’autre monde, si nous n’avons pas de bonnes actions à produire, et que, soit que nous employions alors les supplications et les prières, soit que nous gardions le silence, nous subirons toujours la peine et le supplice.
Quant au riche de l’Évangile, écoutez comment, ayant fait deux demandes à Abraham, il n’a obtenu ni l’une ni l’autre. Il implora une première grâce pour lui-même : Envoyez-moi Lazare, dit-il, et une seconde pour ses frères. Ni l’une ni l’autre ne lui fut accordée ; la première, parce qu’elle était impossible ; la seconde, parce qu’elle était superflue. Mais examinons attentivement, si vous le voulez, les paroles de l’Évangile. Lorsqu’un juge fait amener dans la place publique un homme accusé de quelque crime, et qu’il fait venir des bourreaux pour le mettre à la question, tout le peuple accourt avec empressement, curieux d’entendre les interrogations du juge et les réponses de l’accusé ; à plus forte raison ici nous devons être attentifs à écouter ce que demande l’accusé, je veux dire le riche, et ce que lui répond le juste juge par la bouche d’Abraham ; car ce n’était pas ce patriarche qui jugeait, quoique ce fût lui qui parlât. Dans les tribunaux de ce monde, lorsque des hommes sont accusés d’avoir commis un vol ou un meurtre, les lois ne leur permettent ni de voir la face du juge ni d’entendre sa voix, elles leur font éprouver cet affront comme un des plus durs, elles emploient le ministère d’un officier subalterne pour recueillir les interrogations du juge et les réponses de l’accusé[1] : de même alors, le riche coupable n’entendit pas Dieu lui parler directement ; mais Abraham fut chargé de porter à l’accusé les paroles du Juge ; Abraham, dis-je, qui, sans lui parler de son chef, lui citait les lois divines, lui rapportait les sentences prononcées d’en-haut. Aussi le riche ne put-il rien lui répondre.
2. Nous devons donc donner la plus grande attention aux paroles de l’Évangile ; et ce n’est pas sans dessein qu’après m’être déjà occupé trois jours de cette parabole, je m’y arrête encore aujourd’hui : c’est que j’y vois une grande source d’instruction pour les riches et pour les pauvres, pour ceux qui se troublent à cause du bonheur des méchants, de l’indigence et des afflictions des justes. Non, rien n’est pour la plupart des hommes un aussi grand sujet de trouble et de scandale, que de voir les riches vicieux nager dans l’abondance et dans les délices, et les pauvres vertueux gémir dans le plus extrême besoin, et souffrir une infinité d’autres maux plus affreux encore que la pauvreté.
Or, notre parabole suffit pour remédier à ce désordre, pour réprimer les riches et consoler les pauvres ; pour apprendre aux uns à ne pas se livrer à l’orgueil, et porter les autres à ne pas s’affliger de leur état présent ; pour persuader aux uns de ne pas être fiers s’ils ne sont pas punis ici-bas de leurs crimes, dont la punition la plus rigoureuse les attend dans un autre monde, et exhorter les autres à ne pas se laisser troubler par le bonheur d’autrui, à

  1. Nous suivons dans les jugements criminels d’autres usages que ceux qui sont rapportés ici par saint Jean Chrysostome, comme il est facile de le remarquer.