Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/519

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rois, dit Atticus, que Brutus n’a pas tort ; car je me sens déjà la hardiesse de requérir l’accomplissement de votre parole, aujourd’hui que je vous trouve un peu plus de gaieté que vous n’en avez eu depuis bien longtemps. Ainsi, puisqu’il s’est chargé d’exiger ce qui m’est dû, je réclame, moi, ce que vous lui devez. — Qu’est-ce donc que je lui dois ? répondis-je. — Quelque ouvrage de votre main, dit-il ; car il y a trop longtemps que vous gardez le silence. Depuis que vous avez publié vos livres sur la République, nous n’avons absolument rien reçu de vous ; et cependant ces livres m’ont donné à moi-même l’idée de rédiger l’histoire des temps anciens, et ont enflammé mon ardeur pour le travail. Mais vous penserez à cela quand vous le pourrez, et je vous prie de le pouvoir bientôt. Maintenant, si vous avez l’esprit assez libre, expliquez-nous ce que nous vous demandons. — Que me demandez-vous ? lui dis-je. — Cette histoire des orateurs que vous avez commencé de me faire dernièrement à Tusculum : quels furent leurs noms, leur mérite, et l’époque où il a commencé d’en paraître. J’ai parlé de cet entretien à votre ami, ou plutôt à notre ami Brutus, et il a témoigné un grand désir de vous entendre. Nous avons choisi cette journée où nous savons que vous êtes de loisir. Reprenez donc, s’il vous plaît, pour Brutus et pour moi, le détail que vous aviez commencé. — Je vous satisferai, si je le puis, répondis-je. — Vous le pouvez, dit Atticus, rendez seulement à votre esprit un peu de liberté, ou plutôt affranchissez-le entièrement, si cela est possible. — Eh bien ! Atticus, je vous parlais d’un discours où Brutus a déployé toutes les richesses de l’éloquence en faveur du roi Déjotarus, le meilleur et le plus fidèle de nos alliés, et à ce propos, la conversation tomba sur les orateurs.

VI. — Je sais, dit-il, que ce fut là l’occasion de notre entretien, et qu’en plaignant le sort de Brutus, vous gémissiez de voir les tribunaux déserts, et le forum abandonné. — C’est ce que je fais encore bien souvent, répondis-je. En effet, Brutus, en jetant les yeux sur vous, je me demande avec inquiétude quelle carrière trouvera jamais ouverte ce talent admirable, ce profond savoir, cette activité singulière ? C’est lorsque vous vous étiez déjà distingué dans les plus grandes causes, c’est lorsque mon âge vous cédait la place, et baissait les faisceaux devant vous, c’est alors que parmi tant d’autres malheurs publics, nous avons vu cette éloquence, dont nous nous entretenons, condamnée au silence. — J’en gémis comme vous, dit Brutus, et je pense qu’on doit en gémir à cause de la république ; mais ce que j’aime dans l’éloquence, c’est moins la gloire et les fruits qu’elle procure, que l’étude elle-même, et un noble exercice de l’esprit. Or, avec un ami tel que vous, rien ne peut m’enlever cet avantage. En effet, on ne peut bien parler, si on ne pense avec sagesse. Étudier la véritable éloquence, c’est donc étudier la sagesse, à laquelle les plus grands troubles de la guerre ne peuvent forcer personne de renoncer. — Vous avez raison, Brutus, et j’attache d’autant plus de prix à ce talent de bien dire, que dans tout le reste il n’y a pas un homme de si peu de mérite qui ne croie pouvoir parvenir, ou être déjà parvenu aux distinctions que l’on regardait autrefois comme les plus belles et les plus honorables ; mais des orateurs, la vic-