Page:Cicéron - Œuvres complètes, Nisard, 1864, tome I.djvu/522

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paisible du savant Théophraste, et non de la tente du guerrier, qu’il était sorti pour braver les ardeurs du soleil et la poussière des combats. Il altéra le premier le véritable caractère de l’éloquence, et lui ôta son nerf et sa vigueur ; il aima mieux paraître doux que fort, et il le fut en effet, mais d’une douceur qui pénétrait les âmes sans les émouvoir. On gardait le souvenir de sa diction harmonieuse ; mais il ne savait pas, comme Eupolis le rapporte de Périclès, laisser l’aiguillon avec le sentiment du plaisir dans l’âme de ses auditeurs.

X. Vous le voyez : la ville même qui fut le berceau de l’éloquence ne la vit naître que fort tard, puisque, avant le siècle de Solon et de Pisistrate, l’histoire ne cite personne qui fût doué de ce talent. Or, Solon et Pisistrate, déjà vieux, si l’on compare leur âge à celui du peuple romain, doivent nous paraître jeunes, eu égard aux siècles nombreux que comptent les Athéniens. Ils fleurirent, il est vrai, au temps du roi Servius Tuttius ; mais dès lors Athènes étaient beaucoup plus ancienne que Rome ne l’est aujourd’hui. Toutefois je ne doute pas que la parole n’ait toujours exercé un puissant empire. En effet, si, dès le temps de la guerre de Troie, l’éloquence n’avait pas été en honneur, Homère n’élèverait pas si haut les discours d’Ulysse et de Nestor, auxquels il donne pour attribut, à l’un la force, à l’autre la douceur ; et lui-même n’aurait pas enrichi ses écrits de ces belles harangues, qui font de ce poète un véritable orateur. Il est vrai que l’époque d’Homère est incertaine ; cependant il vécut bien des années avant Romulus, puisqu’il n’est pas postérieur au premier Lycurgue, auteur des sévères institutions de Lacédémone. Mais on convient que Pisistrate cultiva plus particulièrement l’éloquence elle-même, et en obtint de plus grands effets. Dans le siècle suivant parut Thémistocle, très ancien pour nous, assez moderne pour les Athéniens. Quand il vécut, la Grèce régnait déjà dans toute sa gloire, et Rome était à peine affranchie de la domination des rois ; car cette mémorable guerre des Volsques, à laquelle prit part Coriolan exilé, coïncide presque avec celle des Perses ; et ces deux hommes célèbres eurent à peu près la même destinée. Tous deux, après avoir été l’ornement de leur patrie, en furent chassés par un peuple ingrat, et passèrent chez l’ennemi ; et tous deux réprimèrent, en se donnant la mort, ce premier mouvement d’une âme irritée. Je sais que vous rapportez autrement la fin de Coriolan ; mais permettez-moi de préférer la tradition qui le fait mourir ainsi.

XI. — Vous en êtes le maître, dit Atticus en riant, puisqu’il est permis aux rhéteurs d’altérer les faits pour embellir leurs récits. Votre fable de Coriolan, Clitarque et Stratoclès l’ont aussi débitée sur Thémistocle. Thucydide, Athénien, né dans une classe élevée, et d’un mérite aussi haut que sa naissance, Thucydide, presque contemporain de Thémistocle, écrit seulement qu’il mourut, et qu’il fut enterré secrètement dans l’Attique. Il ajoute qu’on le soupçonna de s’être empoisonné ; et les deux écrivains que j’ai nommés affirment qu’ayant immolé un taureau, il en reçut le sang dans une coupe, le but, et tomba sans vie : mort vraiment tragique, et qui prêtait aux plus brillantes déclamations. Un trépas vulgaire n’eût offert aucune matière aux ornements