Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/89

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tait à menus pas de ses pieds élégants, et appréciait ma collection avec intelligence. J’espère avoir laissé paraître la même intelligence dans les yeux que je tournais vers lui. Une moustache et une impériale neigeuses accentuaient la couleur de son teint bronzé. Sous la pelisse et le luisant chapeau haut de forme, cet homme terrible avait bonne mine. Je crois qu’il appartenait à une famille noble et qu’il eût pu s’appeler, s’il l’eût voulu, vicomte X… de la Z… Son goût était remarquable. Nous nous quittâmes avec cordialité.

Où il gîtait, je ne saurais le dire. Je me figure qu’il vivait seul. Les anarchistes, à mon sens, ne doivent pas avoir de famille, ou rien, du moins de ce que représentent pour nous les liens sociaux de la famille. Une telle organisation peut répondre à un besoin de la nature humaine, mais est, en dernière analyse, basée sur la loi, et doit, par conséquent, paraître odieuse et inacceptable au véritable anarchiste. À vrai dire, je ne comprends pas les anarchistes. Un homme de cette… de cette… opinion, reste-t-il encore anarchiste dans la solitude, la parfaite solitude, lorsqu’il se met au lit par exemple ? Pose-t-il sa tête sur l’oreiller et remonte-t-il ses draps pour s’endormir, en songeant inéluctablement à la nécessité de cette explosion totale, de ce « chambardement général » comme dit l’argot français. Et s’il en est ainsi, comment fait-il donc ? Je suis sûr que si pareille foi (ou pareil fanatisme) dominait un jour mes pensées, je ne pourrais jamais me contraindre assez pour dormir, manger, ou accomplir toutes les besognes routinières de la vie quotidienne. Je ne voudrais ni femme, ni enfants ; je ne voudrais pas d’amis, me semble-t-il ; et quant à collectionner bronzes ou porcelaines, il n’en saurait, je l’affirme, être question pour moi. Après tout, je n’en sais rien. Ce que je puis dire, c’est que M. X… prenait ses repas dans un très bon restaurant, où je fréquentais aussi.