Page:Conrad - Gaspar Ruiz, trad. Néel.djvu/91

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aussi. Il est vrai que ce monstre était poli, voire exquis, à sa façon. Sa belle placidité méritait pareille épithète. Mais il n’était pas en bronze ; il n’était pas même chinois, ce qui eût permis de le contempler avec calme par-dessus l’abîme d’une différence de races. Il était vivant et Européen ; il avait des façons d’homme bien élevé, portait un chapeau et un manteau comme les miens, et affichait presque les mêmes goûts culinaires que moi. Une telle pensée était trop terrible pour se laisser envisager !

Un soir, il laissa tomber négligemment, au cours de l’entretien : — On n’obtiendra jamais aucun progrès de l’humanité que par la terreur et la violence.

Vous pouvez vous figurer l’effet d’une pareille affirmation, sortie de la bouche d’un tel individu, sur un homme comme moi, dont l’unique but dans la vie fut de fixer toujours une subtile et délicate appréciation des valeurs sociales et artistiques. Imaginez un peu cela ! Sur moi, à qui toutes espèces et formes de violence paraissent aussi irréelles que géants, ogres et hydres à sept têtes, dont les fantastiques exploits défrayent légendes et contes de fées.

Je crus tout à coup, à travers la rumeur et le brouhaha joyeux du brillant restaurant, percevoir le grondement d’une multitude affamée et séditieuse.

Il faut croire que je suis impressionnable et Imaginatif. J’eus la troublante vision, sous les centaines de lampes électriques de la salle, d’une ombre pleine de mâchoires émaciées et d’yeux féroces. Cette vision me rendit furieux, moi aussi. Le spectacle de cet homme si calme, qui brisait son pain en petits morceaux, m’exaspérait. Et j’eus l’audace de lui demander, comment il se faisait, que le prolétariat d’Europe, à qui il avait prêché révolte et violence, ne se fût pas indigné de sa vie de luxe manifeste. — De tout ceci, insistai-je, avec un coup d’œil circulaire sur la pièce, et un regard vers la bou-