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Page:Constant - Adolphe (Extraits de la correspondance), 1960.djvu/13

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quelquefois vers moi, ne tiendrait pas un instant contre celui dont l’empire est fondé sur l’habitude, et dont vous reconnaissez, dont vous subissez encore les droits. Je ne me suis jamais flatté, même dans ces heures si rapides et si rares, lorsque je vous tenais dans mes bras et que je goûtais sur vos lèvres un bonheur imparfait et disputé. Alors même je prévoyais mon sort. Mais entraîné par une irrésistible puissance, j’ai marché vers ma perte avec les yeux ouverts. L’heure approche, l’heure inévitable et destructive[1]. Elle ne sera pas terrible pour vous. Je ne troublerai point votre vie ; je vous le jure : la mienne est dévorée. Votre présence, votre sourire m’avaient entouré d’une sorte de cercle magique, où le malheur avait peine à pénétrer. Le charme va se rompre : il va tomber sur moi de tout son poids horrible. Je vous aime comme un insensé ; comme ni mon âge[2], ni une longue habitude de la vie, ni mon cœur, froissé depuis longtemps par la douleur et fermé depuis à toute émotion profonde, ne devraient me permettre encore d’aimer. Je vous écris d’une main tremblante, respirant à peine et le front couvert de sueur. Vous avez saisi, enlacé, dévoré mon existence : vous êtes l’unique pensée, l’unique sensation,

  1. Le retour de M. de Lamoignon.
  2. Né en 1767, il avait alors trente-trois ans.