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JUILLET 1768.

début, est persuadé que les éléments se soumettront au plan qu’il a adopté. Les éléments n’en font rien, le Français se rebute ; mais il n’est pas encore décidé, dans les parlements du royaume, de quel côté est le tort.

Un homme qui attache, comme notre voyageur, un si grand prix à l’agriculture doit être enchanté du gouvernement de la Chine ; M. Poivre a cela de commun avec un grand nombre de nos meilleurs esprits. Qu’il me soit permis cependant de lui proposer quelques doutes, non que je croie le gouvernement de la Chine moins sage que les nôtres ; mais j’ai de la peine à lui accorder tant de supériorité avant d’avoir examiné les titres sur lesquels ses panégyristes se fondent.

Je demanderais en premier lieu, supposé que nous n’eussions aucune histoire des anciens Romains, aucun de leurs livres, aucun de leurs monuments, s’il y a un seul esprit juste en Europe qui se permettrait d’avoir une opinion sur le génie et les mœurs des Romains, d’après les relations de quelques marchands grecs que leur trafic aurait conduits à Rome, ou de quelques philosophes d’Athènes que l’envie de bavarder y aurait fait aller. La partie n’est cependant nullement égale ; car les Romains auraient accueilli le marchand grec, l’auraient toléré au milieu de Rome, l’auraient fréquenté, auraient conversé avec lui, et les Chinois n’accordent aucune de ces faveurs aux Européens qui les recherchent ; et lorsque je fais l’honneur à nos missionnaires de les comparer à des philosophes d’Athènes, vous pensez bien que je ne puis leur accorder, sur aucun point, égalité de confiance. C’est qu’on ne peut se former une idée juste d’une nation qu’après avoir longtemps vécu au milieu d’elle, ou du moins il faut posséder parfaitement sa langue et avoir longtemps étudié ses écrivains de toute espèce avant de se permettre de juger ses lois, ses mœurs, son génie. La vérité n’est pas ce qui résulte du témoignage d’un voyageur véridique, ni même de plusieurs voyageurs véridiques ; elle est le résultat d’un grand nombre d’écrits véridiques et menteurs, faits par des gens de toute espèce, de toute profession, de différents âges, de différentes époques ; elle pénètre quelquefois à travers le mensonge d’un écrivain passionné ou corrompu, et devient d’autant plus évidente qu’il a pris plus de soin pour nous la dérober. Or, de bonne foi, avons-nous, je ne dis pas