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MAI 1768.

die. On est très-mécontent de l’impression qu’elle laisse, et l’on s’y porte en foule. On y pleure peu ; mais le jour de la première représentation il partit d’une loge un violent cri d’effroi, lorsque le joueur porta la coupe empoisonnée à sa bouche, et l’on m’a assuré qu’à toutes les représentations, le moment où il lève le couteau sur son fils a excité une forte émotion dans la salle. Il y avait des longueurs dans toutes ces situations à la première représentation ; mais il était aisé d’y remédier, et l’auteur n’y aura pas manqué.

Le jeu de Molé, chargé du rôle de Béverley, ne contribuera pas peu à entretenir l’affluence pendant le cours des représentations de cette pièce. Cet acteur a peut-être plus influé sur le succès que le poëte. J’avoue que, ne trouvant pas son rôle intéressant et beau, je n’ai pas été touché de son jeu autant que le public. La difficulté de l’art ne consiste pas dans les contorsions d’une mort violente ; elle n’empêche pas que Molé ne soit un grand acteur ; mais je crains que ce rôle pénible et fatigant ne ruine de nouveau sa frêle santé, quoiqu’il ait pris d’avance la précaution de ne jouer la pièce que deux fois la semaine. Les autres rôles ont été fort médiocrement remplis. Mlle d’Oligny a joué celui de Mme Béverley, non en femme sensible et affligée, mais en petite fille dépitée. Mme Préville a joué le rôle de la sœur de M. Béverley avec une sécheresse aussi grande que celle du poëte, et c’est beaucoup dire. Leuson n’a pas acquis de grâce ni d’intérêt dans la bouche du lourd et maussade Bellecour. Brizard n’a point d’entrailles, et il en faut pour chaque mot de Jarvis. Préville s’était chargé du rôle de Stuckely, prétendant qu’il n’y avait qu’un acteur aimé du public qui pût faire supporter un rôle aussi odieux. Il n’y a point réussi, et ce rôle est hué à toutes les représentations, d’un bout à l’autre.

M. Diderot avait pourtant trouvé un moyen de rendre ce rôle, non seulement supportable, mais théâtral. Il avait conseillé à M. Saurin de faire de Stuckely un homme généreux, plein de noblesse dans ses procédés, dissipateur d’une grande fortune dont il aurait vu la fin, et de lui donner du reste une passion insurmontable pour Mme Beverley. Il n’aurait rien négligé pour s’en guérir, il se serait exilé volontairement, aurait quitté l’Angleterre et fait son tour d’Europe. De retour, après une