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MAI 1768.

et y trouvant inopinément tout le sombre et tout le noir de la tristesse anglaise, son mal en avait redoublé au point que, dans son auberge, il s’était pendu de désespoir. Ce conte a fait rire ; mais j’observe au mauvais plaisant qu’il n’y a point de nation en Europe qui aime la tragédie avec autant de passion que la nation française, et que cela ne l’empêche cependant pas d’être la nation la plus gaie de l’Europe. Je lui observe encore que Regnard et la plupart des poëtes comiques étaient gens bilieux et mélancoliques ; et que M. de Voltaire, qui est très-gai, n’a jamais fait que des tragédies, et que la comédie gaie est le seul genre où il n’ait point réussi. C’est que celui qui rit et celui qui fait rire sont deux hommes fort différents.

— La veille de la première représentation du Joueur, l’Académie royale de musique donna pour la première fois la Vénitienne, poëme de La Motte, musique de Dauvergne[1]. Ce poëme est une plate comédie et une fastidieuse bouffonnerie. Si le grand Poinsinet avait fait cela, on lui aurait jeté des pierres ; mais comme c’est feu l’ingénieux La Motte, on s’est contenté de siffler. Il faut avoir le goût de M. Dauvergne, pour s’être flatté de faire réussir ce mauvais poëme, qui était déjà tombé, il y a une soixantaine d’années, avec la musique d’un nommé La Barre. M. Dauvergne, qui a autant de génie que de goût, a eu le sort de son prédécesseur. Il a été sifflé dans les formes, et l’on a été obligé de chasser la Vénitienne de l’Opéra après la troisième représentation. On dit cependant qu’elle doit reparaître dans peu, corrigée et changée. Je ne conseille à aucun Anglais, travaillé du spleen, de se risquer à cet opéra ; si l’on m’y rattrape, on sera bien habile.

Mlle Heinel, affligée de dix-sept à dix-huit ans, et de deux beaux yeux bien fendus, et de deux belles jambes qui portent une très-jolie personne, est arrivée de Vienne pour débuter sur le théâtre de l’Opéra dans la danse noble ; on lui a trouvé une précision, une sûreté, un aplomb, une noblesse comparables aux talents du grand Vestris. Les connaisseurs en danse prétendent que Mlle Heinel, dans deux ou trois ans d’ici, sera la première danseuse de l’Europe, et les connaisseurs en charmes se disputent dès à présent la gloire de se ruiner pour

  1. Représentée pour la première fois le 6 mai 1768.